mardi 18 juin 2013

09 BARBOUILLEE DE ROUGE


Barbouillée de rouge, c’est en chancelant qu’elle revient dans la véranda. Plus très belle à voir, la jolie Serbe, à vrai dire ! Le sang a jailli. Charlotte n’a pas été ratée. Elle pourra toujours soutenir mordicus qu’elle a voulu sauver Yéléna avant de constater avec horreur qu’elle ne respirait déjà plus. Finalement, pour un regard extérieur, ces giclées d’hémoglobine sur ses mains, ses bras et son vêtement auraient un accent de vérité. Sûr qu’On bénirait son attitude, qu’On la plaindrait, même ! « Ma pauvre petite Lolotte… », renchérirait Justine, en larmes, « Quel courage tu as eu ! ».
Et tout le monde d’opiner du bonnet !

On n'en est pas là. L’horloge de la cuisine indique huit heures dix-sept précises. L’arrivée de la mère de Cindy est imminente. A ses pieds, le corps sans vie du psychologue lui donne l’irrépressible envie d’une douche froide, question de se rafraîchir les idées, sans doute. Changer de tenue lui ferait également le plus grand bien, estime Charlotte confusément, une façon de se blanchir, peut-être. Déjà que sa jupe déchiquetée et ses cheveux en bataille la déclassent. Non, elle ne peut se présenter à Max dans cet état !

Le jet d’eau l’enveloppe et efface toute trace de sang sur son corps nu.
La voilà vivifiée, ragaillardie, en dépit de la petite voix qui se réverbère sur le carrelage mural. « Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ? » psalmodie Olivia d’un semi-alexandrin. Dans la glace de l’évier, la sale gamine semble la juger de haut. Pour Charlotte, ce n’est ni le lieu ni le moment de régler leurs comptes. Elle s’ébroue, efface le fantôme d’un coup d’éponge et se bouche les oreilles pour ne plus l’entendre.

Dans la chambre de Cindy, le miroir sur pied - que Charlotte lui a d’ailleurs offert pour son dernier anniversaire - lui renvoie une image qu’elle guigne d’un air fort dubitatif. Olivia n’a apparemment pas demandé son reste.
Dans l’ensemble, elle ne se trouve décidément pas trop moche, pour peu que la chair des mollets se déplace un peu sur les fesses et que la taille soit resserrée d’un cran, question d’accentuer les hanches.
De fait, sans Cindy à ses basques, Charlotte ne souffre plus de la comparaison. Ses seins ne sont pas vraiment moins captivants, son visage est tout aussi intéressant et ses cheveux ne sont pas plus foncés, ni ses orteils plus longs, ni ses oreilles moins collées, ni son nez aussi pointu. En l’absence de celle qui se considérait comme son amie, Charlotte irradie, tout simplement. Pas étonnant dès lors qu’On ait pu fantasmer sur son compte !  
« J’adore quand tu fais cette moue ! », rirait sa soeur Justine dans l’un de ses rares moments de tendresse.

Après l’inventaire de la garde-robe, l’étape incontournable de la coiffeuse et une dernière touche de parfum - de celui dont Cindy raffolait -, Charlotte achève peu ou prou de se ravigoter. Max doit être en train de l’attendre. A force d’être immobilisés, ses membres s’ankylosent sans doute. Il ne sait pas encore que c’est elle l’instigatrice des évènements de la nuit. S’il est effectivement à l’origine de son enlèvement, - mais qui d’autre ? - il va voir à présent ce dont « la petite Charlotte » est capable. C’est sûr que la petite fille du grenier compte bien lui faire passer sa tendance au voyeurisme ! A propos, elle n’ose imaginer la crotte abjecte qui lui pendouille entre les cuisses.  

Charlotte referme la porte derrière elle comme celle d’un cachot. Son seul regret est qu’il n’y ait aucune caméra pour immortaliser cet instant.
Max est allongé, les membres en croix, immobile. Il a les genoux gras et les mollets couturés de cicatrices. De son corps exsude une odeur aigrelette mais, mêlée à son propre parfum, elle est grosso modo supportable.
Il dort profondément, à moins qu’il fasse semblant, et sa respiration régulière produit un léger souffle apaisant.

Songeuse, dans l’attente qu’une petite voix la conseille, Charlotte approche une chaise auprès du lit et s’assied en ajustant les lés de sa robe sur ses jambes nues. Elle semble veiller un parent alité. Il ne manque qu’une boite de chocolats ou un bouquet de fleurs sur la table de chevet, pense-t-elle en regardant autour d’elle. Devant la fenêtre entrouverte, se profile une ombre en contrejour. Que vient faire là Olivia ? La forme évanescente est immobile mais Charlotte a l’impression que celle-ci l’invite à la rejoindre.
« Pourquoi ? Dis-moi pourquoi… » souffle-t-elle entre les dents, sans achever non plus son alexandrin. Le spectre ne lui répondra pas, et pour cause, il a repris forme habituelle d’une chaise sur le haut dossier de laquelle sont assemblés pêle-mêle des vêtements, ceux du gros Max, évidemment !
Ce type est doué. A sa manière, c’est un sorcier.
Elle n’a pas encore décidé comment en finir avec lui.

Les membres ligotés aux quatre coins du lit, il a perdu de sa superbe. A vrai dire, Max ressemble de moins en moins à ce gros type qu’elle n’a aperçu de dos qu’une seconde ou deux le mois dernier. Hormis sa stature, il n’y a maintenant plus aucun détail pour corroborer ou non qu’Olivia et lui soient liés par un quelconque lien de parenté. Charlotte ne peut toutefois plus se permettre le luxe de s’égarer, preuve en sont ses pénibles hallucinations. Elle en a déjà bien trop fait à présent pour arrêter la machine.

Cependant, Max n’a assisté à aucun des évènements de cette nuit. Jamais il ne pourra témoigner de quoi que ce soit. « Pourquoi ne pas lui laisser sa chance ? », lui souffle cette satanée voix intérieure, qui ressemble fort à celle de Justine, ou d’Olivia, ou d’une inconnue, ou aux trois ensemble. « Une certaine mansuétude est le premier pas vers la rédemption, n’est-ce pas ? », lui suggère télépathiquement son mentor d’écriture.

Un frisson lui parcourt l’échine : voilà que le doute ressurgit. Charlotte est déchirée et ça ne lui sert à rien de pester contre ces génies qui s’acharnent à la démotiver.
Quoi qu’il arrive, les voilà tous complices.
Elle-même en a pris son parti : elle n’est que l’auxiliaire de leur triste sort, s’exaspère-t-elle en martelant le sol.

C’est un léger raclement de pied qui a tiré l’homme de son sommeil. Persuadé sans doute qu’il s’agit de Daphné, il a gardé les yeux clos dans l’attente d’un baiser rituel, qui ne viendra pas, évidemment ! Le parfum bien connu de Cindy doit lui titiller les narines car ses paupières s’entrouvrent, laissant filtrer un regard étonné. Que fiche-t-elle là à côté de son lit ?, est-il écrit sur son visage.
Tandis que la jeune fille ajuste obsessionnellement les pans de sa robe, il ne peut que constater en vrac que ce n’est pas Cindy et que ses propres bras et jambes sont dans l’impossibilité de remuer. « En quoi consistent donc ces élucubrations de Charlotte ? Que manigance-t-elle ? Pourquoi l’a-t-elle arrimé aux quatre coins du lit ? Pourquoi s’est-elle affublée des attributs de Cindy ? », sont autant d’interrogations que Charlotte décode dans son regard.
Frédéric Marechal l’aura certes mis au parfum que cette « gamine » est « un peu » perturbée, mais, pour une jeune fille un « peu » dérangée, elle y va certes un peu fort, non ? », croit-elle entendre marmonner le gros homme.

« Salut ! » fait-elle sèchement en décelant chez lui un soupçon de sourire, mi soupçonneux mi amusé.
« Bonjour ! », dit-il en la clouant sur sa chaise d’un œil si glauque qu’elle ne parvient pas à l’interpréter. Il est très outillé, pour un homme désarmé.
« Salut ! », répète-t-elle bêtement. Voilà qu’elle se sent stupide, avec sa robe trop étroite et ce foutu chignon qu’elle a eu tant de mal à rendre négligé dans le style de Cindy. Voilà qu’il scrute tour à tour ses quatre membres attachés, comme s’il tentait d’évaluer lequel sera le plus facile à défaire en un tour de main. L’examen parait probant, surtout son bras gauche, même s’il n’en laisse rien paraître. Charlotte frémit à l’idée qu’il s’extirpe de ses liens comme par magie. Va-t-il se ruer sur elle, l’immobiliser en moins de deux et – qui sait ? –  la violer comme une catin ?
Mais « Est-ce que tu vas bien, Charlotte ? », a-t-il poursuivi d’une voix suave. N’empêche que le bonhomme a eu la délicatesse de ne pas la bassiner d’un insupportable « ma petite Charlotte », ce qui aurait certainement accéléré sa fin.
Elle agite plutôt le menton, cela signifie oui et non à la fois.

«  ... Je traduis cela comment ? », demande-t-il avec sa saleté de voix, peut-être afin de l’inciter à parler davantage. Putain, pourquoi a-t-il ce regard en béton ? Qu’est-ce qu’il a à la reluquer de pied en cap comme s’il voulait en faire sa collation ? A vrai dire, la longue robe décolletée ne lui va pas à ravir. C’est vrai que Charlotte est quelque peu plus empâtée que son modèle. Quant au maquillage et au chignon, ils la font davantage ressembler à une adolescente en crise qu’à Cindy, l’extravagante Cindy. « O.K. ! Vous voulez parler de la robe ? », se précipite-t-elle de dire, « C’est…C’est Cindy qui m’a quasiment obligée de l’essayer… », pour préciser aussitôt : « Je ne trouve pas qu’elle m’aille particulièrement bien… Cindy est  plus mince que moi, n’est-ce pas ? ».
C’est quoi, ce dialogue de salon de thé ?, lui dirait Cindy si…

Max n’arrive sûrement pas à faire le point sur la situation saugrenue dans laquelle tous deux s’emberlificotent : il se réveille, pieds et poings ligotés aux barreaux de son lit, face à une nymphette, angéliquement assise à son chevet, qui est en train de badiner à propos d’une dérisoire affaire de robe et de poids. Il remue les doigts et les orteils : ses bras et ses mains commencent fâcheusement à s’ankyloser. Elle esquisse une moue embêtée, qui exprime un vague regret, et peut-être y retrouve-t-il l’expression fugace de la Charlotte qui lui avait plu le soir précédent. Avec son air absent et hésitant, ses cheveux en bataille, son corps impubère, sa mini jupe et sa courte veste en jeans, n’avait-elle pas tout pour le ravir ? C’est à coup sûr le genre d’homme à apprécier des chaussettes tourneboulées sur les chevilles nues des jeunes filles !
D’ailleurs, le voilà qui ravale sa salive et s’humecte les lèvres. Est-ce la conjoncture du moment qui égare ses sens ? Mais, en vérité, qu’y aurait-il de si excitant à se trouver pieds et poings liés à la merci d’une adolescente complètement déglinguée ?
« Fort bien, Charlotte ! », fait-il mine de conclure, vraisemblablement pour gagner du temps, « … Que faisons-nous, là, maintenant ? »

Charlotte est prise de panique : cela ne lui suffit plus de causer de tout et de rien. A ce petit jeu-là, Max ne peut que l’emmener loin, comme une histoire sans fin. Tôt où tard, elle devra abattre ses cartes.

Espère-t-elle trouver inspiration en compulsant une à une les bagues que Cindy avait otées hier soir pour nager ? Une curieuse considération vient parasiter sa réflexion : il est vrai qu’elle n’a pas réussi à mettre la main sur le bracelet dont le doux tintement des clochettes l’a toujours fascinée. Sans doute est-il toujours accroché autour de la cheville de Cindy. Plonger pour aller le lui détacher, à vrai dire, ne l’aurait guère enchantée. Elle relève les yeux sans trop savoir quelle attitude adopter.

Pourquoi Max s’entête-t-il à la scruter d’un œil impavide, avec l’air d’avoir deux airs, compréhensif d’un côté comme s’il ne se doutait de rien et réprobateur d’un autre comme s’il était au courant de tout ?

Elle peste intérieurement car elle se sait incapable de lui plonger un couteau dans la bedaine, ni de lui presser un coussin sur le visage, moins encore de le punir par là où il n’a en définitive jamais pêché. De fait, durant les cinq jours passés dans ce satané grenier, à aucun moment son ravisseur n’avait daigné abuser d’elle autrement qu’en la filmant sous toutes les coutures.

« … Il y a un problème, Charlotte ? », s’enquiert-il soudain d’une voix arrogante.
Le problème, - parce que maintenant elle en a un, et un fameux, encore ! -, c’est tout bonnement que, au fur et à mesure que le temps passe, elle se persuade qu’il ne s’est en fait jamais rien passé. Jamais il n’y a eu ni de caméras, ni de grenier, ni même de séquestration ! « Cette fille a décidément beaucoup d’imagination ! » entend-t-elle dire derrière son dos. « Bah ! C’est comme ça depuis qu’elle est toute petite ! », confirmerait sa sœur Justine. Et cette garce d’Olivia de mettre ses douze pieds dans le plat : « Charlotte, non, je vous jure, Je ne l’ai jamais vue ! ».
Voilà qu’On a réussi à la déstabiliser, c’est clair à présent. Sa mémoire va s’estomper inexorablement ! Charlotte déglutit. Passer la langue sur ses lèvres cartonnées ne lui est d’aucun secours. A propos, Max a-t-il seulement lu son récit ?
Il opine d’un signe de tête et, rétrospectivement, Charlotte en veut davantage encore à Frédéric Maréchal. De quel droit ce salaud livre-t-il son intimité à tout venant ?

Max sait tout. Une fois de plus, elle les imagine penchés sur une photo de groupe que Cindy lui aurait montrée en ricanant. « Dans cette fichue école, j’ai l’impression de n’être entourée que de nains... », aurait-elle commenté, non sans suffisance comme à son ordinaire. En guise de boutade, Max aurait alors pointé la jeune fille brune à la droite de Cindy, en prétendant que celle-là, tout au moins à son avis, avait… disons : un certain charme. C’était sans ironie méchante, peut-être. Toujours est-il que la brunette, mal à l’aise devant l’objectif du photographe scolaire, lui avait éventuellement évoqué de vagues réminiscences et inspiré une attirance difficile à expliquer. « Charlotte ? Charmante ? », aurait rétorqué Cindy en éclatant de rire avec dédain, « Je te l’amènerai un jour quand tu viendras dîner à la maison, Max, et tu verras à quel point elle est fadasse et insignifiante... ». Aujourd’hui en effet, dans sa tenue ridicule, Charlotte ressemble une fois de plus à une adolescente idiote et puérile. Encore heureux qu’elle n’ait pas enfilé ces stupides mitaines que Cindy arborait fréquemment comme des bras plâtrés de tulle : là, elle aurait tout bonnement été carnavalesque.

Charlotte se penche pour desserrer ses sandales, bien trop étriquées pour elle. Dans son dos, la tiédeur d’un regard semble souligner l’échancrure de sa robe. Le frôlement est doux et léger. Elle en profite pour ramasser l’une des mitaines que, à force de triturer sans savoir qu’en faire, elle a laissé glisser sous le lit. Le pire, c’est à présent de se rendre compte qu’elle est incapable de l’assassiner froidement. De toute évidence, Max n’est en définitive qu’un vil usurpateur. Pourquoi lui laisse-t-il croire qu’il est bel et bien son ravisseur ? Dans quel but, se ronge-t-elle en torturant ses mitaines, selon quels desseins l’aura-t-il dupée jusqu’au bout ? D’ores et déjà, elle tergiverse : ne peut-elle se satisfaire de le torturer mentalement ? Certes déjà, le laisser vivre laisserait ses questions sans réponse. De cette nuit, il n’aura rien vu, rien entendu. Quel souvenir ineffable, n’est-ce pas ? Ne lui resteront que de vagues soupçons à son égard, c’est certain, de quoi le hanter au-delà, et plus encore !

Quel imbécile !, se dit-elle en lui balançant un regard cindyesque. Il aurait fallu si peu pour la convaincre qu’il n’était pas ce qu’elle croyait qu’il soit. Non seulement ce gros porc n’a pas réussi à l’amadouer, mais encore n’a-t-il seulement daigné apporter une seule preuve de son innocence ! Si ce n’est pas lui son ravisseur du mois dernier, le voilà pour le moins responsable de toutes ces morts inutiles. pense Charlotte, persuadée à présent que Max aurait dû bien plus tôt la rassurer de tant d’incertitudes.

Paradoxalement, Max croit-il percevoir dans ses yeux qu’elle sera bientôt totalement sous sa coupe ? Tôt ou tard, doit-il se dire, elle va le libérer de ces satanés barreaux de lit, c’est sûr ! Il parait si certain de lui qu’il ne lui fera pas le coup d’appeler Fred ou Daphné à son secours. D’ailleurs, de toute évidence, comme l’homme estime que cette gamine a un sérieux problème avec elle-même, il devine que le moindre mot de travers ne fera que la déterminer davantage dans ses aberrantes décisions.

« Quelle heure est-il ? », se demande-t-elle à haute voix, si bien que Max s’excuse, non sans ironie, de ne pouvoir regarder sa montre-bracelet dans l’état où il se trouve. Charlotte relève le museau vers le poignet immobilisé. Dans huit minutes, il sera neuf heures. La mère de Cindy est en train d’arriver si elle n’est pas déjà là ! Il n’y a plus d’alternative, il n’y a plus que le meilleur choix. 
« Il faut avertir la police… », fait-elle, tout bonnement.

Sa détermination est subite, froide, inébranlable. Elle se lève d’un bond comme un ressort. « Qu’est que cela veut dire, Charlotte ? C’est quoi, cette histoire de police ? », demande le gros homme, interloqué. L’adolescente se risque à le regarder droit dans les yeux. Elle se rengorge d’être parvenue à le déstabiliser et, somme toute, la voilà ravie que Max ne soit vraisemblablement pas son ravisseur de juillet.

En définitive, Charlotte n’est qu’une gamine fragile qui se coltine les contradictions d’un monde adulte, aussi veille-t-elle à afficher un air affecté, angoissé, dubitatif. N’est-elle pas censée s’être achoppée au corps recroquevillé du psychologue et avoir entendu les hurlements de Yéléna ?  
Ce sera sa version officielle. Des deux autres, tout comme Max, elle ne sait rien. Pour quelle raison d’ailleurs serait-elle entrée dans la chambre de l’aveugle ? Et, dans son désarroi, comment aurait-elle aperçu le corps flottant de Cindy dans la piscine ? On doit donc supposer qu’elle n’a pas osé redescendre au rez-de-chaussée.
« On va surtout supposer que tu es une fameuse mythomane, jamais à court de boniments ! », raillerait Cindy, encore bien vive dans sa mémoire. « Ton scénario va s’écrouler en moins de deux, c’est sûr ! ».
Bah ! Les failles de son discours seront portées sur le compte d’un moment de folie passagère. Après tout, de quoi se mêle-t-elle encore, celle-là ? Il ne manque plus que Justine pour corroborer ce genre d’âneries et ce serait complet !

Charlotte se poste à la fenêtre, pétrifiée, le regard plus loin que ses pas ne pourront jamais la porter. Il lui faut improviser une sortie qui soit à la hauteur de son personnage. Cela doit paraître spontané, ça doit être inéluctable. La voici qui chevauche la tablette d’une jambe. Le long tissu de la robe de Cindy l’empêtre mais elle la relève sur les cuisses et, tandis que le bonhomme ressasse ses questions en solo, Charlotte a déjà passé la moitié du corps à l’extérieur.
Il n’y a qu’un demi-mètre pour atteindre le toit de la véranda. Elle espère que la structure métallique la supportera sans problème. Son coup de rein est prudent. Elle se laisse glisser le long du mur pour atterrir avec précision sur les armatures entre les carreaux. Aussitôt, elle se baisse pour s’allonger sur le toit vitré afin d’y répartir son poids. Ainsi rampe-t-elle jusqu’au rebord. Ses doigts atteignent la gouttière. Cette fois, elle est à moins deux mètres du sol.

En tombant lourdement sur l’herbe, elle pense qu’un hématome de plus ne ferait que confirmer davantage le scénario qu’elle va déblatérer par la suite. Déjà, elle imagine ce que Max dira aux policiers : « C’est une funeste coïncidence que cette enfant fût ce soir-là chez mon ami Maréchal ! Pensez que, sans son intervention, je ne serais peut-être pas ici en train de témoigner… Ne soyez donc pas imbéciles : comment peut-on imaginer que cette jeune fille ait pu commettre quatre meurtres avec une telle détermination ? Et pour quelles raisons, du reste ? Croyez bien que, si j’avais moi-même le moindre soupçon de sa culpabilité, je n’hésiterais pas un seul instant à désigner du doigt l’assassin de ma femme, de mon meilleur ami, de la fille et de la femme de ménage de ces derniers ! ».

« ... Et patati, et patata ! », minaude-t-elle en grimpant à califourchon sur le siège confortable de la mobylette. Fred ne faisait pas les choses à moitié une fois qu’il avait repéré une proie. Quant à Yéléna, pourquoi n’aurait-elle pas profité de la situation ?
Les pans de sa robe la gênent, une fois de plus, elle les rabat sous les fesses. « La pauvre fille a déjà subi le mois dernier l’épreuve d’un rapt et d’une séquestration de plusieurs jours… », pontifierait encore Max devant les journalistes, forçant quelque peu son statut de psychiatre, « Ce qu’elle a pu voir et entendre la nuit dernière, ce qu’elle a dû subir, tout cela a certes achevé de la déstabiliser… Qui ne comprendrait pas dès lors qu’il y eût quelque incohérence dans son récit ou son discours ? ». Par ailleurs, comme preuve de son profond désarroi, Charlotte a ostensiblement laissé sur place le téléphone portable de Yéléna. Non, elle n’avait même pas songé à l’utiliser pour appeler des secours.

VENDREDI 27 AOUT, NEUF HEURES

Encore s’agit-il de faire fonctionner ce maudit engin, maugrée-t-elle après avoir débloqué la machine en un tour de clé. Son esprit est en alerte, en dépit d’une nuit blanche et son manque de sommeil, si bien que le moteur se met à ronronner sans difficulté. N'empêche que la poignée d’accélération lui fait subir un bond qui a bien failli la fiche par terre. Du calme, se raisonne-elle, du calme, ce n’est pas un vélo, même s’ils font partie de la famille des deux roues, n’est-ce pas ?

Les premiers cents mètres la font tanguer d‘importance. Le machin est lourd et bien rétif entre ses cuisses. L’idée l’effleure un bref instant qu’il aurait finalement mieux valu user du portable de la Serbe.

Charlotte retrouve le même paysage que le mois dernier, lorsqu’elle fuyait sans savoir où diriger ses pas : des champs qui s’étalent à perte de vue, une forêt qui se profile à sa gauche au bout d’un chemin de terre et un horizon incertain. Bientôt, si elle a bonne mémoire, elle va tomber sur un croisement. Cette route, elle l’a parcourue maintes et maintes fois, à pied, en vélo, en voiture, jamais encore en mobylette. Ce qu’elle ressent est difficile à décrire, disons que c’est plus ou moins la même sensation de vitesse et de vent qu’à l’arrière de la moto de…
« Je m’appelle Claude ! », avait dit le motocycliste. « Claude ? », avait-elle répété, l’air ébahi. Claude, n’était-ce pas le nom dont Olivia avait baptisé son squelette ? « Oui, Claude, ma mère a choisi le prénom avant même de savoir si j’étais une fille ou un garçon… ». Curieux personnage que ce motard androgyne, c’est à croire qu’elle l’avait inventé de toutes pièces. On n’avait d’ailleurs pas manqué de le lui faire remarquer. Selon eux, déjà que son histoire était abracadabrante, il ne fallait pas de surcroit qu’elle en rajoute avec des Olivia, des Claude, etc.

Cela ne change rien à la chose : Charlotte sait pertinemment que le gros Max et Claude ne se connaissent pas, même pas par hasard, et pour cause, puisque nul ne la croit !
Charlotte accélère. Elle se maudit d’avoir quelque peu romancé son histoire. A présent, tout s’embrouille dans sa tête : même plus aucune petite voix pour la rassurer.

Où en est-il, d’ailleurs, le brave Max ? Sans doute encore à ruminer dieu sait quoi : qu’est-ce qui lui prend à cette gamine ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de police ? Pourquoi est-il attaché ? Que s’est-il passé dans cette maison ? Où est-elle partie ?
Il a entendu le moteur, c’est certain. Charlotte l’imagine à présent en train d’agiter les doigts pour raviver sa circulation sanguine. Le fourmillement, qui parcourt depuis un bon moment ses avant-bras, s’atténue. Il sent que l’écharpe se détend un peu autour de son poignet droit. 

Max trouve subitement bien étrange le silence mortel qui l’entoure. Il doit être neuf heures du matin environ. Daphné ne se lève jamais au-delà de huit heures trente, huit heures quarante-cinq, tout au plus. Il ne faudra par contre pas compter sur Frédéric ou Cindy avant onze heures. C’est bizarre également qu’aucun bruit ne signale la présence de Yéléna mais sans doute traîne-t-elle au jardin, comme d’habitude, fumant cigarette sur cigarette pour se donner du cœur à l’ouvrage. Il se met à les appeler tour à tour, sans grand succès évidemment.

Quant à Marie-Sophie Maréchal, elle n’est pas dupe, c’est sûr. Que ne sait-elle pertinemment combien Fred la trompe à l’occasion avec Yéléna, si bien qu’elle ne serait pas étonnée d’apprendre que le bonhomme ait parallèlement d’autres liaisons, avec l’une ou l’autre de ses clientes par exemple. Comme avec ma sœur, grommelle Charlotte en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur. Ses cheveux font la guerre au vent. Ses cernes sous les yeux et les joues marquées de rouge font le reste. Sa mine défaite n’est décidément pas de bon augure.

Dans sa voiture, la mère de Cindy doit d’ailleurs faire de même. Le bref examen ne la satisfait sans doute qu’à moitié. Ses traits fatigués creusent comme toujours ses yeux sombres. Néanmoins, même si ses trente-cinq ans se fêtent dans quelques jours, elle ne parait décidément ni avoir atteint la trentaine, ni l’heure des bilans !

N’empêche, pourquoi Marie-Sophie a-t-elle alors repoussé les avances de Claudio, son jeune stagiaire ? se demande Charlotte en se remémorant ce bel Italien que Cindy avait mis dans son collimateur. De toute évidence, Claudio appréciait davantage les femmes que les jeunes filles, aussi belles et blondes soient-elles. Quant à Charlotte, la brunasse, n’en parlons même pas ! Séducteur en diable, c’était clair que le gamin n’avait d’yeux que pour les femmes de l’âge d’une mère !
Et non, ce n’est pas parce que Claudio avait dix ans de moins qu’Anne-Sophie l’avait éconduit mais bien plutôt parce qu’elle estimait ne pas avoir à faire subir à son mari ce qu’elle-même endurait depuis leur mariage. Un sens désuet et un peu vain de la fidélité, en somme ! 

Selon ce que lui avait raconté Cindy, son père volage n’avait cesse de trompeter combien la fidélité n’avait jamais été sa tasse de thé, tandis que Marie-Sophie le priait surtout d’être discret et qu’elle n’en sache jamais rien. « Omission des uns et démission des autres… », commente Charlotte, subitement très inspirée, « Belle théorie du mensonge ! ».

De fait, pour l’heure, la mère de Cindy espère sans doute que, prévenue de son arrivée, Yéléna aura pour le moins la décence de ne pas se retrouver dans leur lit.

Charlotte arrête la mobylette et la stabilise sur sa fourche. Ses fesses sont en feu et son esprit en enfer. Disons qu’elle n’est plus du tout sûre d’avoir opéré le bon choix. Faire demi-tour, elle n’y songe même pas ! Non, il lui faut bien plutôt peaufiner d’urgence son scénario. Par exemple, ne pourrait-elle prétendre avoir entendu les premiers cris de Yéléna - vers quelle heure encore ? … disons… quelques minutes à peine « après » avoir reçu le coup de téléphone de Marie-Sophie Maréchal. A ce moment, ajouterait-elle comme un semblant de vérité, elle sortait de sa douche et cherchait un vêtement dans l’immense penderie de Cindy. Elle aurait aussitôt bondi hors de la chambre, parcouru le couloir et serait rentrée dans celle des parents. Elle soutiendrait avoir cru de prime abord que Yéléna venait de se défenestrer par accident, en nettoyant les vitres peut-être. 

Puis, ne serait-elle pas censée se précipiter à la fenêtre ? Là, elle constate que la Serbe ne se trouve plus où elle aurait dû tomber. C’est maintenant qu’elle devra faire intervenir l’assassin, semble-t-il. Il est grand, il est puissant, il porte un bas nylon en guise de masque. C’est commun mais c’est porteur de sens, aussi. Voilà qu’il la surprend par derrière en la menaçant d’un couteau pointé sur sa gorge. Un couteau, oui, cela frappe davantage l’imaginaire, bien plus qu’une arme à feu. On lui intime de se taire, d’une main plaquée sur la bouche. L’homme s’est ensuite penché par-dessus elle pour constater, lui aussi, l’absence du corps de Yéléna dans les rosiers.

On comprendra plus difficilement que le meurtrier l’ait entraînée de force par la peau du cou pour lui faire dévaler l’escalier avec une rare violence. « Moi, à sa place, je ne me serais pas embarrassée d’une greluche, je t’aurais tranché la gorge sur le champ ! » insinuerait d’ailleurs Cindy, aussi perfide morte que vive.
Charlotte afficherait un air mortifié. « Je ne sais plus trop. Sauf que je me suis emmêlé les pinceaux, que j’ai dégringolé jusqu’en bas des marches. J’étais morte de peur. Ma tête a valsé sur le sol ! », concèderait-elle en ajoutant qu’elle a dû perdre conscience quelques instants. Ce serait alors facile de justifier le minutage du scénario en signalant s’être réveillée un temps plus tard, tandis que lui parvenaient du dehors les hurlements indescriptibles de la Serbe, pardon !, de Yéléna.

« C’était horrible, ses cris me martelaient les tympans », se devra-t-elle de conclure en se forçant à pleurnicher. L’argumentaire est fragile mais il est sûr que ces lieux communs sonneraient bien dans leurs oreilles.
La suite ? Bah, à ce stade, elle pourra tout improviser. Se contredire ne sera que la marque de son désarroi.

Max va bientôt cesser de s’égosiller. Son inquiétude est de plus en plus poignante car un seul bout de couloir le sépare de Daphné et, à moins qu’elle ait ingurgité une fois de plus ses satanés somnifères, se dit-il sans doute, elle aurait dû réagir et être déjà en train de le débarrasser de ses liens. La petite Charlotte est partie depuis un sacré bout de temps. Pourquoi s’est-elle donc ingéniée à sortir par la fenêtre ? Y a-t-il quelque chose dans cette maison, ou peut-être quelqu’un, qui lui fait peur à ce point ? Elle ne lui a pourtant pas donné l’impression d’être particulièrement effrayée. Certes, gamberge-t-il encore, c’est une gamine un peu dérangée mais cela ne justifie tout de même pas autant d’aberration.

En tirant violemment une fois de plus sur son bras droit, il médite peut-être sur le jour inéluctable où Charlotte pètera résolument les plombs. L’écharpe glisse encore un peu du poignet vers le dos de la main. Charlotte active la manette des gaz. L’image du gros homme est en train de lui filer entre les jambes.

Marie-Sophie aborde son virage en rétrogradant brusquement. Charlotte l’a parfaitement reconnue, il doit en être de même pour la mère de Cindy. Charlotte entend déjà les commentaires : « Que fait-elle donc là, la petite Charlotte ? Pourquoi est-elle attifée de l’une des robes de soirée de Cindy, de si tôt matin ? Pourquoi Yéléna lui a-t-elle prêté sa mobylette ? ». Charlotte n’a pas le temps de tourner la tête que, déjà, la voiture disparait de son rétroviseur.

Elle se doute que Marie-Sophie la considère comme une gamine vaguement cyclothymique et qu’elle ne la porte pas dans son cœur. C’est vraisemblablement à cause de Justine, devenue l’amante de son mari, ou pas encore, ou pas tout-à-fait, peu importe ! Les regards qu’échangent sous cape ces deux-là sont bien trop éloquents pour qu’il n’y ait anguille sous roche. « Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’ils aient profité de ces derniers jours pour… », spécule sûrement Marie-Sophie, « Non, Charlotte n’a pas pris le chemin de la boulangerie la plus proche ! » 

Charlotte aura l’intelligence de proposer plusieurs versions contradictoires qui les mettront face à un imbroglio inextricable. Parfois, elle changera exprès un petit détail de son histoire ou variera subtilement l’ordre des séquences. « Excusez-moi ! Je ne sais plus, tout s’embrouille dans ma tête ! », se plaindra-t-elle aussitôt en reluquant sous cape le regard compréhensif et l’expression consternée de ceux qui l’interrogent.

Max se perd en expectative, c’est certain. A son avis, Yéléna rôde nécessairement à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison. Il se demande si elle aurait eu le toupet de s’étendre au soleil pendant ses heures de travail. Il est vrai que ce coquin de Fred lui accorde certains privilèges mais, à ce point, cela dépasse son entendement. Il cale le pouce dans la paume et tire de toutes ses forces. Les doigts glissent hors de l’écharpe quand il perçoit le ronronnement d’un moteur dans l’allée. C’est celui d’une voiture, c’est sûr, de la police, peut-être. Ce cauchemar incompréhensible va enfin se terminer.

Marie-Sophie ne la supporte que pour la simple et bonne raison que sa fille s’en est entichée. Depuis toute petite, Cindy a toujours eu besoin d’une amie un peu disgracieuse - ou un peu bizarre dans le cas de Charlotte -, pour mettre en valeur sa propre splendeur. Cindy est une superbe gamine intelligente, admirée par tous, et Marie-Sophie prend sans doute cela comme une réussite personnelle. Cindy n’a pas besoin d’une Charlotte quelconque comme faire valoir. Et, par ailleurs, la jalousie morbide de cette dernière envers sa fille posera nécessairement problème un jour ou l’autre.

A l’arrêt à hauteur de la voiture de Max, Marie Sophie ajuste son maquillage dans le rétro, l’esprit en vadrouille. Elle  se demande si Fred et Daphné baisent encore ensemble à l’occasion. Accessoirement, son visage reflète l’état d’urgence.  Téléphoner un de ces jours à Claudio ne serait pas du luxe, pense-t-elle ou pourquoi pas reconquérir Max à l’occasion ?

Charlotte se prépare mentalement à être confrontée à Max. Il lui faudra agir dès la première seconde. Un truc, c’est qu’elle va se ruer presque spontanément dans ses bras. « Tout cela est de ma faute, Max... Pardonnez-moi, Max, je vous en supplie, pardonnez-moi...  J’étais comme folle. Je ne savais pas comment parler de… tous ces cadavres ! », se mettra-t-elle à sangloter avec de vraies larmes de crocodile.
Avec un peu de chance, Max la serrera fortement contre lui et lui caressera les cheveux ou les joues en murmurant : « C’est horrible ce que tu viens d’endurer, ma petite Charlotte...  c’est horrible ! ».
« C’est terrible, en effet... », répéteraient en chœur les personnes présentes, en hochant leur sale tête montée sur ressort.

Bien entendu, on lui demandera plus d’une fois si, en dépit du bas nylon sur la figure, le criminel lui rappele des allures, une voix ou un autre signe particulier de quelqu’un parmi leurs connaissances. A chaque fois, elle fera effrontément semblant de mentir pour protéger une personne. Cela lui convient à la perfection, en définitive, qu’on lui attribue encore et encore ce fabuleux syndrome de Stockholm.

A Justine, néanmoins, elle lâcherait de temps à autre quelque sous-entendu, apparemment en toute maladresse. Les soupçons terrorisés de sa sœur seraient amusants à observer.
Celle-ci croira que le coupable semble tout désigné en la personne du correcteur chez qui la pauvre petite Charlotte a passé tant et tant d’après-midis. Mais c’est presque certain que ce crétin fournira un alibi en béton dès son premier interrogatoire.

Justine sera un excellent tremplin vers l’impunité. Ce serait certes jouissif de lui suggérer encore à demi-mots que, sous l’emprise d’une folie subite, c’était peut-être elle-même, la pauvre petite Charlotte, qui a commis les quatre meurtres et que, sous l’effet d’une perte momentanée de conscience, elle n’en a plus aucun souvenir.

« Ma pauvre chérie ! », s’attendrirait Justine en la prenant enfin dans ses bras. « Je comprends bien que tu puisses imaginer que tu aurais pu faire quelque chose pour empêcher ce drame, mais tu n’es pas responsable de tout ce qui est arrivé… Non ! Tu n’y es pour rien, sois en persuadée ! Tu m’entends, Charlotte ? ».

En vérité, Charlotte veut savoir jusqu’où elle pourra les mener toutes et tous par le bout du nez.


FIN de la deuxième saison,
Sans doute pas la dernière.

Débuté en juin 1999
Corrigé durant l’été 2002

Version peut-être définitive juin 2013

mercredi 24 avril 2013

08 LE DANGER VA


Le danger va débouler sous peu. Charlotte a beau s’ébrouer, son anxiété ne fait qu’éclabousser les murs davantage. Elle jette un œil alarmé sur sa montre : plus que trente-neuf minutes précisément pour réfléchir à la question. 

Max, par contre, rivé à son lit, impuissant et totalement à sa merci, ne représente plus un problème. Le gros porc n’est encore au courant de rien, à moins que les cris de Frédéric tout à l’heure aient eu la mauvaise idée de le mettre aux aguets.

 

Le principal objectif est d’éviter que Yéléna s’aventure d’emblée par le jardin. En bonne habituée, elle doit savoir que la porte-fenêtre de la salle de séjour est souvent ouverte en été, tout au moins lorsque quelqu’un se trouve dans la maison. Entretemps, elle aurait aperçu le corps de Cindy à la dérive dans la piscine et tomberait de suite sur celui du psychologue, allongé sur le carrelage de la cuisine. Et même après avoir verrouillé toutes les entrées et abaissé tous les stores, connaissant sa passion pour les petites fleurs et consorts, cela n’empêchera nullement Yéléna de balayer le jardin du regard.

 

Si la jeune Serbe est maligne, la suite coule de source. Que ferait-On à sa place sinon craindre que l’assassin soit encore à domicile ? Comment réagir autrement que fuir illico presto pour avertir la police dès qu’on se sentira en sécurité ?

Non, il s’agit bien plutôt de la mettre en confiance, de l’inviter à entrer par la porte principale.

Par ailleurs, Charlotte n’a plus ni le courage ni le temps de repêcher Cindy et de planquer son corps quelque part, derrière une haie, à la cave ou au garage, moins encore dans sa chambre à l’étage. Quant au psychologue, il est hors de question de le déplacer une fois de plus. De toute façon, Charlotte sait pertinemment qu’elle ne supportera pas de se coltiner la mort d’aussi près.

« … vingt-huit minutes ! », s’affole-t-elle en envisageant le scénario le plus vraisemblable. Comme à son habitude - c’est sûr ! - Yéléna souligne son apparition par un léger coup de klaxon. Elle descend de son engin et, le casque à la main, se dirige vers la véranda qu’elle croit toujours ouverte lorsque quelqu’un se trouve à l’intérieur. C’est alors que l’étrange immobilité de Cindy dans l’eau attire son attention.

 

De quelque manière que Charlotte tourne et retourne l’histoire, il est impératif de détourner la bonniche de son parcours initial. Ce n’est pas gagné : cette petite imbécile a bien trop les pouces verts !

Près de la porte d’entrée, le sol du vestibule est toujours détrempé suite à l’épisode de Cindy dans la toilette. Ca et là, sur la moquette de la salle de séjour et le carrelage de la véranda, quelques traces d’humidité subsistent tout au long de leur trajet jusqu’à la piscine. Telle que Charlotte la connait, Yéléna ne manquera pas de le constater d’un air exaspéré mais ne se ruera pas dans l’immédiat sur un torchon pour nettoyer. Car, avant de commencer sa journée, il lui faut un bon quart d’heure d’acclimatation, une ou deux cigarettes et une tasse de café, qu’elle consomme, affalée dans un fauteuil ou allongée dans la véranda. Ce moment de décompression, prétend la bonne-à-rien-faire d’un air las, lui est indispensable pour se faire à l’idée du travail qui l’attend.

Charlotte a beau tourner le problème en tous sens, de n’importe quel côté qu’on le considère, il aboutit sinistrement à la même conclusion : la jeune femme tombe sur un cadavre, voire les deux, et se met à paniquer.

L’attendre sur le seuil, avec un large sourire, la mettre en confiance et la laisser s’approcher (en la questionnant par exemple sur la qualité de sa nuit ou bien sur n’importe quel sujet) sont les meilleures solutions envisageables.

 

Une fois que cette bonniche sera à sa portée, il suffira alors de se ruer sur elle pour l‘étrangler, voire l’égorger avec l’un des couteaux de cuisine. A vrai dire, Charlotte conçoit plutôt de lui balancer sur le crâne un cendrier, un vase ou n’importe quoi qui soit un peu lourd et contondant. Au pire, si Charlotte rate son coup, un corps à corps finirait également à son avantage car Yéléna ne semble pas être une fille bien solide. Il ne restera plus alors qu’à l’achever.

 

Tandis que son cerveau carbure à vive allure, s’évanouissent inexorablement les derniers instants. La mobylette ronronne enfin sur la route en contrebas. La pétarade s’amplifie. On retrouve Charlotte, liquéfiée, devant la porte d’entrée, tricotant des quilles et les mains vides derrière le dos. Un rictus mielleux et engageant force le bas de son visage.                                                                                                  

 

VENDREDI 27 AOUT, SEPT HEURES


Cette nana est ponctuelle, il faut au moins lui reconnaître cette qualité, rumine Charlotte en se dandinant sous le porche, tandis que Yéléna arrête le moteur et saute de selle après avoir rabattu le support de la machine. Sous le casque intégral qu’elle ôte aussitôt, ses cheveux bruns aplatis font ressortir davantage son teint doré, son regard mouillé et sa bouche en accroche-cœur. « Hello, Charlotte ! », fait-elle en agitant ses couettes, comme si elle sortait d’un courant d’air. Fatalement, songe Charlotte, caustique, avec ses pieds nus dans les sandales, son short au ras des fesses et son boléro en jean ouvert sur un bustier court et sans manches, on peut certes présumer que le vent s’est généreusement faufilé dans les recoins les plus intimes. On peut supposer aussi que, vu sa tenue décontractée, sa journée sera plus allégée encore qu’à l’ordinaire. Mais est-ce son affaire si Yéléna est finalement rémunérée pour bronzer dans le jardin ? D’ailleurs, lui importe bien plus à présent de lui bloquer l’accès de l’entrée, le temps tout au moins d’improviser un moyen de la court-circuiter pour un bon moment. Charlotte considère le casque que la jeune fille tient à bout de bras comme une arme défensive bien redoutable.
« Monsieur Frédéric vient de téléphoner… Il demande d’apporter son journal ! », dit-elle en se débarrassant de son minuscule sac à dos, d’où émerge effectivement un quotidien.
Charlotte savoure le mensonge non sans ironie : le bon vieux Fred, dans l’état où il est, serait bien en peine de donner un coup de fil, et ce d’autant plus qu’elle-même avait soigneusement niqué l’ultime téléphone utilisable de la maison. Assurément, cette greluche n’a pondu un tel prétexte qu’à seule fin de sauvegarder les apparences. Sans la présence inopinée de Charlotte - et pour peu que Fred soit vraiment dans son lit -, elle l’aurait sans doute déjà rejoint en quatrième vitesse.

Décidément, Frédéric Maréchal a une vie sentimentale bien remplie et une belle brochette de maîtresses. Ordonner leurs allées et venues en évitant qu’elles se croisent incidemment avait dû représenter pour lui un fameux casse-tête. « Un problème, Charlotte ? », questionne Yéléna en coulant un regard de biais sur le sol trempé du couloir derrière elle. « Les tuyaux, toujours bouchés, n’est-ce pas ?… », reprend-t-elle d’un ton las, « Pas encore venu pour débouchage ? ».
Charlotte hoche négativement la tête en s’écartant enfin pour la laisser entrer. Gagner la chambre du psychologue ne nécessite pas de passer par la cuisine ou le jardin, pense-t-elle, et, pour sa part, cela lui laissera un peu plus de temps pour mitonner un sort à la petite salope.
Yéléna ne parait pas remarquer l’étincelle meurtrière qui luit dans le regard de la jeune fille. Pourtant, au passage, elle ne peut réprimer un frisson qu’elle semble attribuer au fait un peu bizarre que Charlotte est bien taiseuse, aujourd’hui. Avant d’entamer la volée d’escaliers, elle fait subitement volte-face. « Tu es malade, petite Charlotte ? », constate-t-elle avec un ton qui n’exige pas vraiment de réponse. La petite Charlotte se sent incapable d’émettre le moindre son et préfère refermer en silence la porte comme l’entrée d’une tombe.

Yéléna représente tout ce que Charlotte exècre, bref, ce qu’elle ne sera jamais, au grand jamais : une jolie fille aux jambes fuselées, aux fesses charnues et aux seins fermes comme des fruits verts. Avec son français exotique et son attitude nonchalante, cela ne l’étonne pas du tout que Frédéric Marechal en ait eu le béguin !

La haine au corps, Charlotte la laisse atteindre le premier étage avant de la suivre à grands pas élastiques. Sur le palier, la petite dinde a disparu. Ne lui parvient plus qu’un murmure d’eau en provenance de la salle de bains. Charlotte présume que Yéléna a un besoin pressant. Elle en profite pour se faufiler dans la chambre de Frédéric Maréchal. Disons qu’elle espère bien tomber sur une idée géniale avant l’arrivée de la jeune fille ! 
En fait, Yéléna s’y trouve déjà, face à la fenêtre, regardant au loin comme si son Fred allait apparaître à l’horizon. Sa présence dans la chambre ne signifie qu’une chose : Max s’est libéré et est passé aux toilettes ! Charlotte ne cède toutefois pas à la panique. Il s’agit de trier les problèmes, n’est-ce pas ? La voilà qui referme posément la porte et observe froidement la situation. Après quoi elle fait le pari que ce chuintement est dû sans doute à un problème de tuyauterie, un de plus.

Yéléna a posé son casque à ses pieds. Pourquoi l’a-t-elle trimballé avec elle alors qu’elle aurait pu tout bonnement l’abandonner sans crainte sur le siège de la mobylette ? Est-ce un attribut fantaisiste qui corse leurs ébats amoureux ou l’aurait-elle emporté comme moyen de défense ? En quel cas, sans doute a-t-elle perçu les intentions muettes que Charlotte nourrit à son égard ! Charlotte repère de la défiance sur la bouche de la jeune fille. Il apparait également que cette dernière ne s’évertue plus à cacher sa liaison avec son patron, comme si tout cela coulait de source. Charlotte est agacée par cette petite putain qui a aujourd’hui la prétention d’occuper cette chambre comme une terre conquise. Croit-elle être la seule amante de Frédéric Maréchal ?
« Il est pas dans sa voiture… », marmonne Yéléna, pensive. Ce n’est pourtant pas le genre de Frédéric de se lever tôt matin pour une balade à pied ou en vélo. « Il a pas dormi dans son lit, où est Monsieur Frédéric ?», s’inquiète la jeune Serbe en jetant un oeil soupçonneux sur les draps frais, tendus et immaculés.
« Exact ! … Il a couché avec moi !», lui balance Charlotte, tout de go. Elle était juste en train de se demander quel serait l’effet produit si elle lui lançait à brûle-pourpoint que le corps chéri de son Fred refroidit à présent sur le carrelage de la cuisine.

Yéléna accuse le coup d’une mine incrédule. Les fesses calées sur la tablette de fenêtre, elle se croise les bras avec un air mi-figue mi-raisin. « Comique, tu es très comique ! », fait-elle, tout  simplement. Son sourire est forcé tandis qu’elle tourne la tête pour contempler évasivement la route et les fleurs à l’entrée du jardin. De toute évidence, elle ne sait trop quoi ajouter à cette pinte d’humour noir que vient de lui assener Charlotte. La jalousie inattendue de cette adolescente doit certes la désemparer. « Très comique ! », ne peut-elle s’empêcher de répéter face au mutisme troublant de la gamine. Qu’est-ce que Cindy lui trouve donc, à cette petite guenon ?, se dit-elle en lui montrant résolument le dos.  

A son air méprisant, Charlotte a deviné à quoi et à qui songe cette petite putain, maintenant encadrée par la fenêtre grande ouverte, comme une peinture d’antan. Assurément, son regard doit à présent balayer le paysage aux alentours, en quête sans doute de quelque signe de vie de Frédéric. Heureusement, de cet angle de vue, elle ne peut apercevoir le corps trempé de Cindy dans la piscine. Charlotte décoche une œillade discrète en direction du casque, mais la fenêtre grande ouverte semble l’inspirer davantage. Yéléna lui tourne le dos. Celle-ci se soucie de sa présence comme d’une guigne. Sans s’en rendre compte, elle lui facilite grandement la tâche.

Tout ce dont Charlotte se souviendra par la suite, c’est que sa charge a été si brutale qu’elle a bien failli suivre la jeune femme dans son envol. Cette dernière chavire, les jambes impuissantes et les bras battant l’air en vain, avant de disparaître, curieusement sans un cri, pour s’écraser mollement un étage plus bas sur la plate-bande de l’allée du garage.
« Une chute en silence est chute sans conséquence ! », aurait pu commenter Olivia, en empathie avec un sort semblable au sien. Foin d’alexandrins ! Charlotte évacue d’une main cette mouche qui l’importune. De l’autre, elle s’ancre à l’appui de fenêtre, le souffle coupé, le corps plié au dehors comme dedans, en quête du moindre mouvement de sa victime.
Sonnée, celle-ci ne bouge plus, comme on peut s’en douter. Ironie du sort, la jeune catin a achevé sa chute en plein mitan du massif de rosiers sur lesquels elle s’était acharnée la semaine précédente avec un entêtement méticuleux.

Quatre notes tintent inopinément, comme un tocsin d’église à l’étouffée. Son visage a pâli, le duvet des bras se cabre. Que vient faire Beethoven dans cette histoire ? Son regard se fige sur le petit sac à dos, négligemment appuyé contre le casque. L’antenne du portable dépasse d’une poche à l’avant. Charlotte a une envie irrépressible de répondre.
Sur l’écran, le numéro d’appel n’est pas affiché. « Allo ? », dit-elle stupidement, les dents serrées. « Tiens ? Bonjour, Charlotte… Tu vas bien ? », répond d’un ton enjoué une femme qu’elle n’identifie pas sur le champ.
Elle hésite à couper la communication. De toute manière, il est un peu tard. « Ou… oui, très b… bien ! », bredouille-t-elle en ne ménageant pas ses efforts pour deviner qui a bien pu reconnaître aussi rapidement sa voix. « Parfait ! Peux-tu me passer Yéléna, s’il te plait ? », poursuit impatiemment son interlocutrice, sans attendre qu’elle-même sorte le « Et vous ? » rituel. C’est du Marie-Sophie Dersault tout craché, ça ! Et Charlotte, terrorisée, se rend compte qu’elle est en train de parler avec la mère de Cindy.

Elle s’assied au bord du lit. Elle n’en mène pas large. « Yéléna… », commence-t-elle, sans savoir comment achever sa phrase, « Yéléna… travaille… à l’autre bout du jardin… Est-ce que je dois… l’appeler ou bien est-ce que je peux prendre… votre message ? ».  A présent que c’est dit, voilà la trouble-fête bien ferrée, au loin, à l’autre bout de la ligne. «Yéléna est déjà à pied d’œuvre ? Tu m’étonnes, ma petite Charlotte…», raille la mère de Cindy en éclatant d’un rire surfait, « Non… Laissons-la dans d’aussi bonnes dispositions ! ». Charlotte souffle intérieurement. Marie-Sophie a mordu à l’hameçon. Cette dernière marque un court silence avant de reprendre : « … Ce serait gentil d’aller l’avertir que j’arriverai un peu en avance sur mon programme… disons : vers neuf heures, neuf heures trente ! D’accord ? … Merci, ma Lolotte ! ». Cette fois, Charlotte a bien failli s’écrouler, mais ce n’est décidément pas le bon moment. Marie-Sophie Dersault est encore loin. De surcroît, vu la façon dont cette dernière l’a interpelée, Charlotte rumine déjà de l’attendre et lui régler sa petite affaire !

Charlotte décrète l’état d’urgence. Elle se trouve en bien fâcheuse posture, même si elle a le sentiment d’avoir bien joué sur ce coup-là. Franchement, elle a été bien inspirée de répondre à cet appel.
Indécise encore, elle scrute l’horizon. Un facteur ou un quelconque livreur serait à présent une véritable catastrophe !
Bras croisés sur elle-même, le portable éteint dans une paume, Charlotte a le coup de blues d’un petit matin de solitude. Elle est au bord des larmes. Un intense besoin de compréhension, de réconfort, de soutien, la serre à la gorge et l’oppresse.
Un coup de fil à sa sœur, peut-être ? Mais, en définitive,  comment Justine pourra-t-elle l’aider autrement que par des cris horrifiés lorsqu’elle lui aura tout expliqué ? Sinon, des amis ou des proches, le tour est vite fait et, de toute manière, elle ne connait pas leur numéro de mémoire. A vrai dire, lui passe même l’idée saugrenue de faire appel à la police.

Finalement, elle opte pour une voie intermédiaire. Son numéro, oui, elle le connait par cœur  Elle l’a composé sans hésiter, priant qu’il daigne répondre mais encore fallait-il que le crédit d’appels de Yéléna soit suffisant. Comment va-t-elle lui demander de l’aide ?, songe-t-elle en égrenant les tonalités. Osera-t-elle lui raconter comme d’habitude toute son histoire de A à Z ?
« Bonjour… Laissez-moi un message après le bip sonore et je vous recontacterai dès mon retour. Merci ! », entend-t-elle, finalement avec soulagement.  Elle vient de sa dire qu’elle est décidément débile. Avouer à quiconque ce qu’il vient de lui arriver, c’est assez suicidaire, somme toute.
Charlotte clôture aussitôt l’appel d’un pouce tremblotant. Au tribunal, cet appel avorté ne pourrait que jouer en sa faveur, n’est-ce pas ?

Quelque peu déboussolée, Charlotte n’entend plus maintenant que ce ruissellement d’eau qui, dans la salle de bains d’à côté, n’a cessé un seul instant. C’est impensable que ce soit le gros Max en pleines ablutions !
Elle entrebâille la porte comme elle ouvrirait une écluse. Le carrelage n’est plus qu’une mare glissante qui s’insinue aussitôt dans le couloir. Le chuintement en provenance de la chasse s’est bel et bien amplifié. La cuvette de la toilette déborde. Pieds nus clapotant dans la flaque, Charlotte ferme la vanne d’arrivée d’eau. « Il est grand temps que le plombier revienne de vacances ! » fait-elle d’une voix haute qui réverbère et la fait tressauter.
Peut-être bien que d’ici là, Marie Sophie Dersault aura déjà mis la maison en vente. En effet, comment faire son deuil d’une telle tragédie sur le lieu même où le crime crapuleux s’est déroulé. Le drame n’est pas évident à digérer. Elle a quand même perdu en une nuit son mari, sa fille, sa femme de ménage et deux de leurs amis ! 

Un coup d’œil ensuite dans la chambre du fond la rassure. Max n’a pas changé de vêtement, forcément. Son short beige parait plus grotesque encore et sa liquette souligne un torse bien en viande, si bien que la poitrine ressemble à celle d’une femme.
Le poussah est toujours attaché en croix aux montants métalliques. Il devrait se soigner davantage, médite Charlotte, perdre encore une trentaine de kilos le rendrait peut-être plus sympathique. Son crâne glabre penché sur le côté, ses joues gourmandes lui confèrent un air proche d’un bouddha, sauf qu’il est plutôt mal rasé. Mais cela importe peu à présent, car sans doute ne verra-t-il plus un rasoir de toute éternité !

VENDREDI 27 AOÛT, PRESQUE HUIT HEURES

Charlotte est à bout de forces, son imagination en fin de course. Max est son dernier obstacle et la voilà dans l’expectative. Comment va-t-elle s’y prendre avec lui ? Il a beau dormir profondément sous l’influence du narcotique, elle ne pense pas pouvoir étouffer ce type aux dimensions d’un ours sous un coussin. Encore faudrait-il l’empêcher de se débattre car, à son avis, même attaché comme il l’est, elle est certaine qu’il parviendrait à se dégager d’une simple ruade du bassin si lui venait l’idée de s’installer sur lui à califourchon.
Bien trop lourd pour lui faire descendre l’escalier sans lui détacher les pieds, elle ne peut espérer aller le noyer à l’instar de la petite peste et, vu sous un autre angle, lui planter un couteau (celui de Frédéric ferait merveille !) en pleine poitrine lui est moins encore envisageable. Son regard balaie la chambre. Aucun objet assez lourd pour lui fracasser le crâne ne s’y trouve, ni dans la chambre du psychologue, ni celle où git Daphné sans doute.
Charlotte peste en son for intérieur. La destinée du gros porc est entre ses mains et, putain de sort, elle ne sait trop quoi en faire. Finalement, qui sait si le laisser en vie n’est pas une bonne solution? Il n’a assisté à rien, comme elle il est victime, n’est-ce pas ? Ne serait-il pas le meilleur témoin qu’On peut imaginer ?

Son plan tient-il la route ? Il ne lui reste cependant plus que trois quarts d’heure pour en juger, à moins d’attendre Marie-Sophie pour lui faire son affaire, à elle aussi ! Charlotte se dit qu’elle aurait bien besoin d’un petit remontant, « un remontant pour mieux les descendre », pense-t-elle, toute étonnée par son bon jeu de mots. Il ne vaut en tous cas pas moins que ceux qu’affectionne son imbécile de Correcteur.  

Dans sa cavalcade sur l’escalier, rater une marche est la chose la plus stupide qu’elle ait faite de la nuit.  Elle poursuit sa descente sur les fesses. Sa jupe s’est craquée sur le côté et la chair brûlée de ses cuisses la tenaille. Geignant et pestant, elle constate néanmoins qu’elle ne s’est ni cassé la jambe ni croqué le dos.
Somme toute, positive Charlotte en se frottant le coccyx endolori, ses contusions diverses lui seront sans doute utiles pour justifier sa bonne foi. Elle prétendrait que, dans sa panique, elle a dégringolé l’escalier en fuyant le meurtrier. Le meurtrier, les meurtriers ? Ses cheveux dépenaillés, une expression d’horreur figée sur le visage et sa jupe en lambeaux feront le reste. On plaindrait la petite Charlotte - déjà si perturbée pour subir en plus l’inconcevable, n’est-ce pas ? -, On réconforterait la pauvre enfant - dotée d’un lourd karma, d’un si cruel destin, est-ce donc possible ? - et, comme On ne trouvera aucun coupable, l’opinion publique la préservera avec empathie des quelques fouille-merdes qui n’auraient cesse de souligner certaines coïncidences comme autant de preuves accablantes. Charlotte accentue la déchirure de sa jupe : ne vient-elle pas d’échapper miraculeusement à un viol, une tentative d’assassinat ?

Une gorgée de whisky, avalée à même le goulot, la requinque  en cinq-secs et elle s’attarde à contempler avec commisération la verge du cadavre, devenue insignifiante, tout en serrant compulsivement entre ses doigts le col de la bouteille. De la véranda, elle croit apercevoir les formes vagues de Cindy dans la piscine. En quelque sorte, cela la rassure de les savoir chacun à leur place, épinglés à son tableau de chasse comme autant de bons vieux souvenirs.

« Finalement, mourir / n’a pas l’air difficile ! », soliloque-t-elle en rêvassant à l’entrée du jardin. « Et, en définitive … », poursuit-elle, remontée à bloc et en verve comme si un public ridicule allait l’applaudir. Mais une énième goulée d’alcool excuse certes ce monologue de comptoir et, par ailleurs, aussitôt perdue dans une méditation déjà plus éthylique qu’éthérée, elle n’achèvera pas l’alexandrin. Ses pieds nus la mènent en titubant à l’avant de la maison. Si tout va bien, se dit Charlotte, le corps défenestré de la Serbe se retrouve disloqué dans le massif de rosiers devant la porte d’entrée. En fait, rien ne va comme elle le voudrait. Rien n’a jamais été comme elle l’avait voulu ! Sa sœur Justine est-elle la sœur à laquelle elle s’attendait ? Non. Cindy fut-elle la meilleure amie qui soit ? Non. Un psychologue lui a-t-il été d’une quelconque utilité ? Non plus.

La porte du garage est relevée.
Il y a de quoi dessaouler sur le champ ! Combien de personnes il lui faudra faire taire pour ne pas tomber dans le collimateur des juges ?
Médusée, Charlotte s’approche, les bras ballants et sa bouteille de whisky quasi vide dans la main droite. A ses pieds, là où la jeune femme aurait dû se trouver, plusieurs petites taches sombres n’ont pas encore pénétré la terre desséchée. Charlotte jette autour d’elle un regard circonspect, en quête d’autres traces de sang sur le sol. Il n’y en a pas. Cette salope de Yéléna peut à présent se trouver n’importe où, en train de l’épier de l’intérieur du garage, par exemple, ou de comploter derrière une haie, un buisson, un arbre. La mobylette tout comme les deux voitures n’ont pas bougé d’un pouce et, après sa chute, Yéléna n’aurait tout de même pas été stupide au point d’aller chercher du secours à pied.

Sous son œil inquiet, les alentours restent étrangement paisibles, immobiles. Le scénario le plus vraisemblable est que cette imbécile soit rentrée dans la maison par le garage. Charlotte jure intérieurement : si, d’aventure, elle est montée délivrer Max, le prochain quart d’heure deviendra proprement catastrophique. Pourtant, à ce stade, Yéléna n’est encore au courant de rien de ce qu’il s’est passé dans cette maison. Elle n’a aucune raison pour se rendre directement au premier étage.

Sur la défensive, Charlotte prend la bouteille par le col et la brandit comme une arme. Un fond de whisky coule au long de son avant-bras. La matraque est dérisoire mais Yéléna, sonnée et blessée sans aucun doute, ne serait pas une adversaire bien redoutable.
Charlotte doit réfléchir, à vive allure qui plus est. Si elle s’était retrouvée dans la situation de Yéléna, comment aurait-elle réagi ? De toute évidence, elle aurait enfourché la mobylette sans hésiter. Elle serait déjà en train de foncer jusqu’à la bicoque la plus proche afin de les prier d’appeler la police au plus vite.

Pourquoi Yéléna a-t-elle réagi tout autrement ?
« … parce que, après sa chute, elle est dans l’impossibilité d’utiliser sa mob’, espèce d’idiote ! », aurait raillé Cindy pour éluder la question. Justine serait aussitôt entrée dans le débat : « Vous n’y êtes pas ! » aurait-elle martelé, puis sur un ton plus raisonnable, « Dites-vous bien que, à cet instant, la jeune fille n’a encore vu aucun cadavre ! Elle ne peut donc imaginer avoir affaire à une tueuse en série (l’expression fait sourire Charlotte)… ». De fait, les clés n’ont pas quitté le guidon et, question essence, la bonniche est du genre à toujours en surveiller le niveau.
Il y a une autre explication, sans doute. « C’est sûr ! », reprend cette petite voix de mauvaise augure, « Tu lui as laissé grandement le temps de réfléchir et de se reprendre, ma Lolotte… ». Je la croyais incapable de ça…, pense Charlotte, prise de court. Justine l’agace, une fois de plus, une fois de trop. Pourquoi sa sœur aînée aurait-elle toujours raison ?

La vérité est que la garce a dû tant bien que mal remonter au rez-de-chaussée par le garage, jamais fermé à clé du reste. Elle tombe nez à nez avec le corps de son patron dans la cuisine. Elle s’affole. « Ce n’est donc pas Charlotte qui m’a poussée dans le dos ! », doit se dire Yéléna avec empathie. « Et s’il c’est quelqu’un d’autre, celui-là est certainement en train de lui régler son compte, s’il ne l’a pas déjà achevée ! ». Sans doute que la jeune Serbe panique, épouvantée de ne pouvoir rien faire d’autre que d’appeler au secours. Mais il n’y a plus aucun téléphone qui fonctionne dans cette maison ! Jamais elle n’osera récupérer son portable au premier étage, bien entendu.

Quoi qu’il en soit, Charlotte s’accroupit et longe à pas feutrés le muret de la véranda. Cette fille n’allait pas lui tenir tête bien longtemps.
                                    
A vrai dire, Charlotte ne s’y attendait pas : elle la repère subitement sur les sièges avant de la voiture du psy’,son amant et patron. Bien sûr, Yéléna aurait été bête de ne pas boucler les portières de l’intérieur. Sa figure ensanglantée fiche la frousse mais, en fait de terreur, c’était plutôt elle qui roule maintenant des yeux exorbités. Charlotte lève le bras droit, prolongé de la bouteille vide de whisky.
L’impact sur le pare-brise dessine une mosaïque aux couleurs d’écaille sur toute la largeur et la bouteille se brise net en son milieu. Le second coup, lui, ne provoque guère d’autre effet que des hurlements stridents dans l’habitacle.

Par la vitre, côté conducteur, Charlotte observe avec pitié l’insecte désarticulé qui n’en mène pas large. Couchée sur le flanc, Yéléna se soulève péniblement sur un coude. L’autre bas est replié et inerte contre sa poitrine. Sa jambe gauche s’incline bizarrement tandis que l’autre genou se relève, en guise d’appui. De l’avis de Charlotte, le diagnostic est évident : quelques côtes brisées, une jambe et un bras niqués, et sans doute une légère fracture du crâne. Elle ressent une vague pitié pour la souffrance que la jeune femme endure. Simultanément, sans trop y croire, Charlotte essaie d’ouvrir la porte arrière. L’idiote n’en a pas enclenché la sécurité.