samedi 25 août 2012

01. JAMAIS CHARLOTTE


MERCREDI 25 AOUT

Jamais Charlotte ne livrera une description en détail des abords du village auprès duquel On l’a séquestrée le mois dernier. Elle a d’ailleurs amputé son récit à seule fin de brouiller les pistes. Même en procédant par élimination, bien malin serait celui qui parviendrait à en reconnaitre les lieux. Une église, un village, quelques maisons lointaines, un bois de sapin, des chemins et des routes, quoi de plus commun dans les campagnes ? Quant à la maison, rien de significatif non plus : un rez-de-chaussée, deux étages et un grenier (peut-elle encore écrire ce dernier au singulier ?).

Olivia, elle, ne s’appelle évidemment pas Olivia. Le chien de garde, quant à lui, ne portait aucun nom et la description qu’elle concède au bonhomme chauve, entraperçu furtivement de dos, n’engage personne. Peut-être même que ce type n’a rien à voir avec toute cette histoire, un livreur, un voisin, qui sait !
Du reste, enquêteurs, famille, amis et psychologues n’ont eu cesse d’essayer de lui tirer les vers du nez, mais Charlotte s’entête à défendre sa version. Si elle a finalement accepté d’écrire noir sur blanc ce qu’elle a vécu, c’est exclusivement pour qu’on lui fiche la paix ensuite. A la moindre question transversale ou subsidiaire, il lui suffira désormais de brandir son tapuscrit en soulignant qu’elle ne fera plus aucun autre commentaire.

Déjà elle estime en avoir trop dit en avouant, entre autre, l’ambiguïté de son empathie envers d’Olivia, car cela lui était retombé dessus. Depuis les premières pages, on la reluquait de travers en évoquant - avec un air de commisération ou d’affliction selon le cas - ce fichu syndrome de Stockholm dont on l’affublera sans doute pour l’éternité. Son ravisseur a décidément joué fort. Pour peu, la vérité même serait bientôt mise en quarantaine.


Charlotte hausse les épaules en chipotant distraitement un bout de croûte arrachée à la blessure – guérie depuis - de son genou et qui traîne sur sa table depuis qu’elle a commencé à écrire, une vingtaine de jours plus tôt. C’est l’unique souvenir tangible de son aventure car la robe rouge a disparu mystérieusement de la circulation dès le samedi soir de son retour. Ces petits morceaux de globules blancs séchés, réunis religieusement dans un cendrier, elle avait encore dû les défendre, bec et ongles, contre les griffes de Justine, sa soeur apparemment avide d’éliminer toute trace de son équipée. Somme toute, que son histoire lui appartienne, à elle et à elle seule, ne semble convaincre personne.


Elle a aujourd’hui pratiquement terminé son histoire caniculaire, une bonne septantaine de pages. Sa sœur a par ailleurs offert un pont d’or à un écrivain raté pour superviser son travail. En l’occurrence, c’est un vétéran de la faute d’orthographe, à cheval sur les tournures de phrases et la grammaire. Au naturel, il ne vaut guère mieux, mi cheval de par le visage et mi fonctionnaire de par le costume. Bien entendu, le bonhomme n’en a cure de ce qu’elle raconte mais ne manque jamais de tournoyer autour de la moindre erreur comme un vautour. « Vous ne m’appréciez guère, n’est-il pas, Mademoiselle ? », lui dit-il en relisant les premières pages. Elle avait voulu l’épargner en ne parlant de lui qu’à la phase finale de réécriture, mais, en bon fouille-merde, il ne s’était pas raté. Tant pis pour lui !

Toujours est-il (et c’est nettement plus amusant) qu’elle connait à présent l’emplacement de chaque lettre sur le clavier de son ordi’. Son vieux PC de ‘95, qu’elle insulte non sans tendresse de P’tit Con lorsqu’elle le plante, ne survivra sûrement pas à son récit. Mais elle s’en fiche comme d’une guigne car, quand sa prétendue confession intime s’achèvera, jamais plus elle n’écrira un seul mot, pas même une liste de courses à faire, c’est tout dire !                                                                                                                                                           
Charlotte ferme les paupières et pianote le mot fin à l’aveuglette. Elle contemple le résultat avec admiration : ça donne dub mais ce n’est qu’à un pas des touches appropriées.

On est mercredi et, dans une bonne heure, elle a rendez-vous avec son psychologue. De fait, depuis son retour à la civilisation et sous prétexte d’une assistance morale et mentale, Charlotte est tenue d’effectuer ses deux visites hebdomadaires, et ce au moins jusqu’à la rentrée scolaire.  Subir un soutien obligé, est-ce efficace ?, se demande-t-elle judicieusement. Le récit écrit de ses évènements ne serait-il pas suffisant ? Bref, ça la pompe sérieusement, même si, en l’occurrence, il ne s’agit que du père de Cindy. 
Après les cinquante minutes rituelles, elle en sera heureusement quitte jusqu’à vendredi et, comme d’habitude, Frédéric Maréchal ne pourra s’empêcher de conclure par son devenu sempiternel « Ma petite Charlotte, je crois que Cindy t’attend avec impatience... ». 
Et, en effet, dans la véranda surchauffée, Cindy trépignera en maillot dans un transatlantique, trompant son impatience en sirotant maints cocktails. C’est comme un rituel : la blondinette l’oblige aussitôt à lui raconter la séance dans les moindres détails. En vérité, toute cette aventure l’émoustille (« Cette aventure est extraordinaire, mieux qu’une série télévisée, mieux qu’un roman de gare ! », répéte-t-elle en frétillant comme une carpe gigote au bout de la ligne) car la voilà persuadée que, à une petite heure près, elle aussi aurait pu entrer dans le collimateur des ravisseurs. Charlotte se permet d’en douter. En dépit même de la beauté insolente de Cindy, son ravisseur ne se serait certes pas embarrassé d’une pétasse dans son genre.

Les yeux clos, Charlotte tâtonne sur la table pour dénicher son verre de vodka orange et le vide cul sec. Il a un goût de trop peu, frustration qu’elle associe à l’amertume d’une fin de vacances. Elle se lève pour aller à tâtons se servir un autre verre dans la cuisine. Ses nuits dans le grenier lui ont tout au moins appris comment jouer à l’aveugle. Elle se cogne néanmoins la tempe à un coin de meuble, ce qui lui arrache un cri de douleur. « Putain ! Mer-de… », jure-t-elle entre les dents, rien que pour voir ce que ça donne quand c’est écrit.


Une fois de plus, il faut qu’elle trouve le courage de ne pas décommander son rendez-vous. Inutile de  polémiquer à ce propos avec sa sœur, avec Frédéric Maréchal, et encore heureux que Dieu et Consorts ne s’en mêlent pas. Mais, aujourd’hui, elle arrive au bout de son récit et ne sait plus trop quoi mettre sous la dent du psychologue. Disons plutôt qu’elle ne tient pas à révéler l’un ou l’autre élément qui sonnerait le glas de sa crédulité.


Frédéric Maréchal arbore le sourire de celui à qui on ne la fait pas. Néanmoins, même si, dans la pénombre de son cabinet, leur rapport demeure strictement professionnel, il lui arrive parfois de prononcer d’un air agacé, excédé ou mortifié un « Ma pauvre petite Charlotte » bien trop condescendant. Elle devine son envie de la serrer dans ses bras. Ce n’est malheureusement que pure compassion, peut-être parce qu’elle est l’amie de sa fille Cindy, mais point du tout parce qu’il la trouve attirante comme une jeune fille en fleur. De fait, elle se sent si petite et bien pauvre en tendresse, que ne lui donneront ni sa sœur qui joue son rôle de mère à la perfection, ni Cindy pour qui elle n’est pas davantage qu’un faire-valoir.
En ce début d’après-midi, Charlotte s’en veut d’avoir un peu forcé sur la vodka car elle ne maîtrise plus très bien ses idées.

Frédéric Maréchal n’a même pas remarqué - ou fait semblant de ne pas voir - combien elle peut être attirante quand elle en prend la peine, par exemple avec une jupe noire qui découvre généreusement ses cuisses et un top serrant sous lesquels elle n’a pas pris la peine de mettre de sous-vêtements. Pour cacher quoi, du reste ?
« Que nous caches-tu donc ce jour ? », demande l’homme d’un ton goguenard en reluquant la fine liasse de feuilles A4 que la jeune fille serre contre son cœur.
De fait, dans les dernières pages qu’elle vient d’imprimer tout à l’heure, Charlotte se demande si elle a eu raison de terminer son tapuscrit sur une note aussi romanesque, comme si son aventure n’était qu’une vague littéromanie. Au fur et à mesure qu’elle le livre en pâture à Frédéric, elle perçoit bien qu’il réagit, un sourcil discret par-ci, une moue aussitôt effacée par-là. Elle n’aime pas lire à voix haute mais c’est l’une des clauses du contrat qu’elle a accepté, bon gré mal gré, afin de ne pas s’éterniser davantage dans cette espèce de thérapie à deux sous. 
Le psychologue se contente de l’écouter - comme un psy’ sans doute -, la pipe même pas allumée au bec, et l’œil bien en-deçà de ses courbes juvéniles.

« Bien… », fait-il au terme des quelques pages, mais ce n’est pas un commentaire et pas encore une question. «  Finalement, ma petite Charlotte, dis-moi, selon toi, ce motocycliste… Homme ? Femme ?... A moins que tu préfères que nous passions à autre chose…», lui demande-t-il d’un air innocent, mais n’est-ce pas son rôle ? Elle renifle le piège. Il est  hors de question pour elle de s’engouffrer dans la brèche grosse comme une crevasse qu’il ouvre insidieusement sous ses pieds. 
Tandis qu’il bourre le fourneau de sa pipe avec une méticulosité bien agaçante, la seule arme de Charlotte est de lui sourire benoîtement. « Claude ? Je dirais femme… Mais je ne me souviens plus très bien… », admet-elle en invoquant son syndrome comme un rempart. Frédéric Maréchal s’ingénie à l’asticoter avec une kyrielle de questions dont elle pressent le fil conducteur, du genre indirect comme « Dis-moi, tout autre chose : si ton histoire était une fleur, laquelle choisirais-tu, ma petite Charlotte ? » ou encore genre droit au but : « Tu sens que tu as été abusée ? Explique-moi comment il se fait que personne n’ait abusé sexuellement de toi, veux-tu ? ». Et de ma petite Charlotte à veux-tu ?, il l’embobine lentement et sûrement au point que l’embrouillamini dans sa tête devient une singulière pelote de nœuds.

C’est à se demander, pense-t-elle, de qui ce psychologue est en réalité complice. Et, de plus, pourquoi agite-t-il toujours cette satanée pipe sous son nez comme s’il lui brandissait son sexe en plein visage ? 
Décidément, Charlotte n’aime pas les psychologues, de surcroît que celui-ci lui est proche et lui inspire des sentiments ambigus.
La séance se poursuit comme un tunnel sans fond.
« Tu prends régulièrement tes anxiolytiques ?, Charlotte ? », demande-t-il soudain, sans rapport avec ce qui précédait. Elle va mentir effrontément. Ce type lui dissèque le cerveau à vif mais s’inquiète de savoir si elle suit bien son traitement.

« Voilà que notre entretien se termine, Charlotte, mais est-ce que je peux te poser une question avant de nous quitter ? ».», conclut-il en griffonnant, comme à l’ordinaire, un reçu pour le coût de la séance, Elle hoche le menton et le regarde comme s’il allait abuser d’elle avec le tuyau de sa pipe. Est-ce que serrer vivement ses jambes l’une contre l’autre est une protection suffisante ? Il faudrait décidément qu’elle lui parle de cette pipe. « Oui, je vous écoute… », fait-elle plutôt avec désinvolture. Il lui avait accordé un sourire équivoque, à mi-chemin entre complicité et mansuétude. « Dis-moi, à ton avis, ce ou cette Claude ont-ils un lien avec ton enlèvement ? ...», murmure-t-il comme s’il préférait n’avoir aucune réponse. Charlotte ravale sa salive qui, par procuration, goûte le tabac froid.  
Il vient de commettre envers elle quelque chose de bien pire qu’un viol. Il lui déshabille le cerveau et l’attaque au bistouri.
Elle le nargue d’un sourire frondeur. Frédéric Maréchal toussote, semble se raviser : « Je t’ai demandé la permission de te poser une question, ma petite Charlotte... Mais je n’ai nullement exigé une réponse... ». Belle pirouette pour rappeler qu’il est le seul pilote à bord.
Claude était une femme, pense-t-elle en aparté.

Mais je n’ai nullement exigé une réponse ! , grimace-t-elle en traversant à grands pas la véranda. Les seins nus, avec un cache-sexe de quelques centimètres carrés à peine, Cindy se prélasse en plein soleil sur la pelouse. Charlotte est excédée de constater une fois de plus que cette nymphette est décidément bien plus jolie qu’elle. « J’espère que tu as quelque chose de croustillant à me raconter, mon chou !... », vitupère la jeune fille en tapotant le sol à ses côtés pour l’inviter à s’y étendre. 
Charlotte sent des larmes surgir entre ses cils. Ce satané psychologue vient encore de provoquer en elle un sacré gâchis et, par surcroît, sa propre fille – son propre bébé ! - se pavane ostensiblement sur l’herbe avec un corps de rêve. Une envie assassine lui étreint la gorge. Elle va se jeter dans la piscine, toute habillée, et Cindy ne tardera pas à l’y rejoindre comme toutes deux le font bien souvent pour s’y chamailler comme des gamines. Mais la blondasse ne rira pas davantage car Charlotte, bien meilleure nageuse qu’elle, lui maintiendra le visage sous l’eau, la regardant avec délice se débattre jusqu’à ce que, peu à peu, ses gestes se ralentissent, que son corps se ramollisse, que... Ce serait terrible, pour un psychologue, que sa fille - son bébé ! - se fasse trucider par l’une de ses patientes, n’est-ce pas ? 
Cindy la scrute, intriguée, les lèvres en cœur. « Mon pauvre chou, qu’est-ce qu’il t’a fait, papa ? Il t’a tripotée, ou quoi ?... », entend Charlotte dans le lointain, noyée dans une profonde méditation. De fait, ce pervers lui triture impunément le mental et, contre ça, il n’y a en vérité aucun recours ! N’est-ce pas finalement son métier ? Et sa propre soeur ne le paye-t-elle pas grassement pour qu’il puisse lui peloter le mental tout à loisir ? Ah ! Ce qu’elle aimerait l’inciter à commettre quelque privauté inconvenante à son égard !, rumine-t-elle non sans dégoût. Nul doute alors qu’elle pourrait le faire chanter, le faire tournoyer comme un pantin autour de son vulgaire tuyau de pipe. 
Charlotte éclate en sanglots. 

Cindy est compatissante. La prendre aussitôt dans ses bras et lui caresser machinalement les cheveux, comme une sœur, comme une amie, lui parait une évidence. Charlotte en est d’autant plus agacée que cette peste ne lui est nullement une amie, moins encore une sœur. Pour qui se prennent-ils donc, ceux-là, le père comme la fille ? 
Cindy serait moins fanfaronne si Charlotte lui faisait croire que son père avait effectivement glissé une main dans l’encolure de sa blouse, lui pressant un sein comme un fruit mûr, ou - plus croustillant encore - qu’il aurait par exemple promené le fourneau tiède de sa pipe sous sa jupe, là, à l’entrecuisse, passant et repassant le slip comme un fer à chaud ?

Mais celui sur qui elle rêve de pointer un index accusateur déboule in extremis de la véranda, pour la faire taire, sans doute. Frédéric Maréchal crie à « son bébé » qu’il s’en va et ne reviendra que fort tard dans la soirée. Ce n’est qu’une façon comme une autre de me clore le bec, se persuade Charlotte. Peut-être a-t-il remarqué qu’elle pleure, peut-être que non. Il n’en fait néanmoins rien paraître. Il n’est même pas capable de relever combien la tristesse et le désarroi la rendent tellement plus jolie que Cindy !


« Ma mère est en France, en Bretagne, et ne reviendra pas avant vendredi après-midi ! », explique Cindy d’une voix pâteuse ; quant à son père, il rentrera tard, comme d’habitude, ou pas du tout, insiste-t-elle encore, avec un sourire indéterminé.

Bref, elles sont seules au monde, sans avoir à choisir entre l’eau tiède d’une piscine et un verre de gin orange bien frais. Leurs corps quasi nus, suants et enivrés, succombent au soleil implacable. L’alcool abonde et leur bouche se parchemine. Les deux adolescentes se raccommodent peu à peu avec l’existence.
« Je dois pisser… » se lamente Cindy au bout d’un long moment de silence contemplatif. « Moi aussi… », renchérit Charlotte d’un rire aigrelet de jeune fille. Ensembles, elles vont s’accroupir derrière la haie  et s’esclaffent comme des gamines, « ce qu’elles sont encore, du reste », penserait Justine, si elle les voyait.
Leur position instable est tentante. Hop ! Charlotte donne un léger coup de coude dans les côtes de sa voisine, qui perd l’équilibre, qui tombe à la renverse, qui s’urine dessus sans cesser de rire à gorge déployée. Cindy ne se rend même pas compte que le jeu fourbe de Charlotte n’a d’autre objectif que l’infime plaisir de la voir se souiller.
Car, en définitive, Charlotte n’aime pas Cindy !

Ce que Charlotte apprécie en Cindy ne sont finalement que considérations matérielles : Cindy a une immense piscine entourée d’une propriété en proportion, Cindy habite une grande villa luxueuse où il y a bouteilles en abondance pour s’enivrer de tout son saoul, Cindy pue le fric, la beauté, la liberté. Puis, Cindy a un père, une mère et aucune sœur aînée pour la surveiller.

Il fallait s’y attendre : pas d’impunité quand on s’attaque à Cindy ! Espièglerie pour espièglerie, cette dernière se rue sur Charlotte et la plaque sur l’herbe jaunie. Ce n’est pas la première fois qu’elle la chevauche de la sorte, lui maintenant les poignets par-dessus tête avec une force surprenante. De tout son poids, elle écrase le corps de son adversaire, avec une habilité peu commune pour l’immobiliser sur le sol. Cindy aime se battre et, dans cette clé qui n’amuse qu’elle, peut-être parce qu’elles ont bu davantage que de coutume, elle ne semble pas se satisfaire aujourd’hui du sempiternel scénario. Dominer Charlotte physiquement ne lui est désormais plus suffisant. Bien plus précisément s’agit-il pour Cindy, une lueur féline dans le regard, d’exercer sur elle un pouvoir absolu, songe Charlotte, entre terreur et dégoût.
Sous l’étreinte sordide qui n’a de l’érotisme que l’apparence, Charlotte s’abandonne à imaginer que le lecteur (et la lectrice) se délectent de la scène de deux jeunes filles en fleurs emmêlées sur le gazon, l’une à la jupette retroussée et l’autre en simple maillot une pièce.

Est-ce à cause de la sonnerie agaçante du téléphone, ou bien plutôt parce que Cindy n’envisage pas comment parachever son dessein, toujours est-il que celle-ci relâche subitement son étreinte et se laisse couler sur le côté pour rebondir comme un élastique en droite ligne vers la maison.


Au loin, après l’annonce puis l’inévitable bip sonore, Charlotte croit reconnaître qui nasille dans le répondeur digital. Justine va-t-elle donc surveiller continuellement ses moindres faits et gestes ?

Bien sûr, elle aurait pu la prévenir plus tôt qu’elle resterait dormir chez Cindy. Mais elle ne l’a pas encore fait, voilà tout. De plus, elle est incapable de lui cacher, même à distance, qu’elle a un peu bu car Justine a un redoutable flair pour ce genre de constat réprobateur. Charlotte estime qu’elle n’a fichtrement aucun compte à rendre à sa sœur. Pour qui se prend-t-elle donc ?
C’est finalement une bonne chose que Cindy n’aie pas réussi à décrocher le combiné à temps !

« Tu passes la nuit à la maison ? », crie Cindy, vaguement debout contre la porte extérieure de la véranda.  De toute évidence, elle met entre parenthèses ce qui vient de se passer entre elles. « Pourquoi pas ? », fait Charlotte en tendant fébrilement une main vers un verre à moitié vide ou à moitié-plein.

Après avoir déblatéré un bon million d’inepties, Cindy a fini par s’endormir, roulée en boule sur l’herbe, ivre-morte. 
Charlotte n’est pas moins saoule. Plaquée contre le sol par un nuage éthylique,  c’est à peine si elle perçoit le ronronnement d’un moteur qu’on arrête, suivi du claquement de deux portières.

Elle ne pourra pas se défendre, c’est sûr. On va sans doute la ramener à la maison, et, lorsqu’elle songe « maison », ce n’est certes pas le logis qu’elle occupe avec sa sœur Justine. D’ailleurs, le ciel étoilé est le même que celui qu’elle contemplait par le trou béant de sa prison.

Frédéric Maréchal se profile dans un éclat de lune au-dessus de leurs deux corps à l’abandon. Charlotte fait mine de sommeiller. Elle épie son manège entre ses paupières pincées.

Il a les mains fourrées dans les poches de son pantalon et demeure debout dans une expectative indéfinissable. C’est elle, et elle seule lui semble-t-il, qu’il regarde longuement en s’attardant sur ses jambes que sa position, égarée sur le dos, dévoile à l’envi. Elle se force à rester naturelle, immobile, paisiblement endormie.

« Fred ! », murmure à ses côtés une voix féminine, « Laisse-les… Elles n’ont pas été assassinées, que je sache ! ». La femme émerge de la pénombre. Sous la lueur feutrée de la nuit, son épaisse chevelure est enveloppée d’un halo rouge et, même si Charlotte ne distingue pas les traits du visage penché sur elles, l’allure générale lui indique que ce n’est pas la mère de Cindy. Tout à l’opposé, celle-ci est une femme grande, assez jeune, plutôt jolie, bref, une femme tout bonnement à tuer.
Fred parait se libérer d’une vision enchanteresse et tourne la tête vers l’arrivante. « Tu as raison.. », souffle-t-il comme une banalité et, dans les oreilles dressées de Charlotte, le baiser qu’ils échangent ensuite résonne telle une trahison.
C’est elle, et elle seule, que Frédéric Maréchal aurait dû embrasser, peste Charlotte en soulageant sa vessie et dans l’impossibilité tragique de remuer le petit doigt pour se retenir, moins encore pour l’empêcher de s’éloigner d’elle à tout jamais.

(à suivre)