Le danger va débouler sous peu. Charlotte a beau s’ébrouer, son anxiété ne fait qu’éclabousser les murs davantage. Elle jette un œil alarmé sur sa montre : plus que trente-neuf minutes précisément pour réfléchir à la question.
Max, par contre, rivé à son lit, impuissant et totalement à
sa merci, ne représente plus un problème. Le gros porc n’est encore au courant
de rien, à moins que les cris de Frédéric tout à l’heure aient eu la mauvaise
idée de le mettre aux aguets.
Le principal objectif est d’éviter que Yéléna s’aventure
d’emblée par le jardin. En bonne habituée, elle doit savoir que la
porte-fenêtre de la salle de séjour est souvent ouverte en été, tout au moins
lorsque quelqu’un se trouve dans la maison. Entretemps, elle aurait aperçu le
corps de Cindy à la dérive dans la piscine et tomberait de suite sur celui
du psychologue, allongé sur le carrelage de la cuisine. Et même après avoir
verrouillé toutes les entrées et abaissé tous les stores, connaissant sa
passion pour les petites fleurs et consorts, cela n’empêchera nullement Yéléna
de balayer le jardin du regard.
Si la jeune Serbe est maligne, la suite coule de source. Que
ferait-On à sa place sinon craindre que l’assassin soit encore à domicile ?
Comment réagir autrement que fuir illico presto pour avertir la police dès
qu’on se sentira en sécurité ?
Non, il s’agit bien plutôt de la mettre en confiance, de l’inviter à entrer par la porte principale.
Par ailleurs, Charlotte n’a plus ni le courage ni le temps
de repêcher Cindy et de planquer son corps quelque part, derrière une haie, à
la cave ou au garage, moins encore dans sa chambre à l’étage. Quant au
psychologue, il est hors de question de le déplacer une fois de plus. De toute
façon, Charlotte sait pertinemment qu’elle ne supportera pas de se coltiner la
mort d’aussi près.
« … vingt-huit minutes ! », s’affole-t-elle
en envisageant le scénario le plus vraisemblable. Comme à son habitude - c’est
sûr ! - Yéléna souligne son apparition par un léger coup de klaxon. Elle
descend de son engin et, le casque à la main, se dirige vers la véranda qu’elle
croit toujours ouverte lorsque quelqu’un se trouve à l’intérieur. C’est alors que
l’étrange immobilité de Cindy dans l’eau attire son attention.
De quelque manière que Charlotte tourne et retourne l’histoire,
il est impératif de détourner la bonniche de son parcours initial. Ce n’est pas
gagné : cette petite imbécile a bien trop les pouces verts !
Près de la porte d’entrée, le sol du vestibule est toujours détrempé suite à l’épisode de Cindy dans la toilette. Ca et là, sur la moquette de la salle de séjour et le carrelage de la véranda, quelques traces d’humidité subsistent tout au long de leur trajet jusqu’à la piscine. Telle que Charlotte la connait, Yéléna ne manquera pas de le constater d’un air exaspéré mais ne se ruera pas dans l’immédiat sur un torchon pour nettoyer. Car, avant de commencer sa journée, il lui faut un bon quart d’heure d’acclimatation, une ou deux cigarettes et une tasse de café, qu’elle consomme, affalée dans un fauteuil ou allongée dans la véranda. Ce moment de décompression, prétend la bonne-à-rien-faire d’un air las, lui est indispensable pour se faire à l’idée du travail qui l’attend.
Charlotte a beau tourner le problème en tous sens, de n’importe
quel côté qu’on le considère, il aboutit sinistrement à la même conclusion :
la jeune femme tombe sur un cadavre, voire les deux, et se met à paniquer.
L’attendre sur le seuil, avec un large sourire, la mettre en
confiance et la laisser s’approcher (en la questionnant par exemple sur la
qualité de sa nuit ou bien sur n’importe quel sujet) sont les meilleures
solutions envisageables.
Une fois que cette bonniche sera à sa portée, il suffira
alors de se ruer sur elle pour l‘étrangler, voire l’égorger avec l’un des
couteaux de cuisine. A vrai dire, Charlotte conçoit plutôt de lui balancer sur
le crâne un cendrier, un vase ou n’importe quoi qui soit un peu lourd et
contondant. Au pire, si Charlotte rate son coup, un corps à corps finirait
également à son avantage car Yéléna ne semble pas être une fille bien solide. Il
ne restera plus alors qu’à l’achever.
Tandis que son cerveau carbure à vive allure, s’évanouissent
inexorablement les derniers instants. La mobylette ronronne enfin sur la route
en contrebas. La pétarade s’amplifie. On retrouve Charlotte, liquéfiée, devant la
porte d’entrée, tricotant des quilles et les mains vides derrière le dos. Un
rictus mielleux et engageant force le bas de son visage.
VENDREDI 27 AOUT, SEPT HEURES
Cette
nana est ponctuelle, il faut au moins lui reconnaître cette qualité, rumine
Charlotte en se dandinant sous le porche, tandis que Yéléna arrête le moteur et
saute de selle après avoir rabattu le support de la machine. Sous le casque
intégral qu’elle ôte aussitôt, ses cheveux bruns aplatis font ressortir
davantage son teint doré, son regard mouillé et sa bouche en accroche-cœur.
« Hello, Charlotte ! », fait-elle en agitant ses couettes, comme
si elle sortait d’un courant d’air. Fatalement, songe Charlotte, caustique,
avec ses pieds nus dans les sandales, son short au ras des fesses et son boléro
en jean ouvert sur un bustier court et sans manches, on peut certes présumer
que le vent s’est généreusement faufilé dans les recoins les plus intimes. On
peut supposer aussi que, vu sa tenue décontractée, sa journée sera plus allégée
encore qu’à l’ordinaire. Mais est-ce son affaire si Yéléna est finalement
rémunérée pour bronzer dans le jardin ? D’ailleurs, lui importe bien plus
à présent de lui bloquer l’accès de l’entrée, le temps tout au moins
d’improviser un moyen de la court-circuiter pour un bon moment. Charlotte
considère le casque que la jeune fille tient à bout de bras comme une arme
défensive bien redoutable.
« Monsieur
Frédéric vient de téléphoner… Il demande d’apporter son journal ! »,
dit-elle en se débarrassant de son minuscule sac à dos, d’où émerge
effectivement un quotidien.
Charlotte
savoure le mensonge non sans ironie : le bon vieux Fred, dans l’état où il
est, serait bien en peine de donner un coup de fil, et ce d’autant plus
qu’elle-même avait soigneusement niqué l’ultime téléphone utilisable de la
maison. Assurément, cette greluche n’a pondu un tel prétexte qu’à seule fin de
sauvegarder les apparences. Sans la présence inopinée de Charlotte - et pour
peu que Fred soit vraiment dans son lit -, elle l’aurait sans doute déjà
rejoint en quatrième vitesse.
Décidément,
Frédéric Maréchal a une vie sentimentale bien remplie et une belle brochette de
maîtresses. Ordonner leurs allées et venues en évitant qu’elles se croisent
incidemment avait dû représenter pour lui un fameux casse-tête. « Un problème,
Charlotte ? », questionne Yéléna en coulant un regard de biais sur le
sol trempé du couloir derrière elle. « Les tuyaux, toujours bouchés, n’est-ce
pas ?… », reprend-t-elle d’un ton las, « Pas encore venu pour
débouchage ? ».
Charlotte
hoche négativement la tête en s’écartant enfin pour la laisser entrer. Gagner
la chambre du psychologue ne nécessite pas de passer par la cuisine ou le
jardin, pense-t-elle, et, pour sa part, cela lui laissera un peu plus de temps
pour mitonner un sort à la petite salope.
Yéléna
ne parait pas remarquer l’étincelle meurtrière qui luit dans le regard de la
jeune fille. Pourtant, au passage, elle ne peut réprimer un frisson qu’elle semble
attribuer au fait un peu bizarre que Charlotte est bien taiseuse, aujourd’hui.
Avant d’entamer la volée d’escaliers, elle fait subitement volte-face.
« Tu es malade, petite Charlotte ? », constate-t-elle avec un
ton qui n’exige pas vraiment de réponse. La petite Charlotte se sent incapable
d’émettre le moindre son et préfère refermer en silence la porte comme l’entrée
d’une tombe.
Yéléna
représente tout ce que Charlotte exècre, bref, ce qu’elle ne sera jamais, au
grand jamais : une jolie fille aux jambes fuselées, aux fesses charnues et
aux seins fermes comme des fruits verts. Avec son français exotique et son
attitude nonchalante, cela ne l’étonne pas du tout que Frédéric Marechal en ait
eu le béguin !
La
haine au corps, Charlotte la laisse atteindre le premier étage avant de la
suivre à grands pas élastiques. Sur le palier, la petite dinde a disparu. Ne lui
parvient plus qu’un murmure d’eau en provenance de la salle de bains. Charlotte
présume que Yéléna a un besoin pressant. Elle en profite pour se faufiler dans
la chambre de Frédéric Maréchal. Disons qu’elle espère bien tomber sur une idée
géniale avant l’arrivée de la jeune fille !
En
fait, Yéléna s’y trouve déjà, face à la fenêtre, regardant au loin comme si son
Fred allait apparaître à l’horizon. Sa présence dans la chambre ne signifie
qu’une chose : Max s’est libéré et est passé aux toilettes !
Charlotte ne cède toutefois pas à la panique. Il s’agit de trier les problèmes,
n’est-ce pas ? La voilà qui referme posément la porte et observe
froidement la situation. Après quoi elle fait le pari que ce chuintement est dû
sans doute à un problème de tuyauterie, un de plus.
Yéléna
a posé son casque à ses pieds. Pourquoi l’a-t-elle trimballé avec elle alors
qu’elle aurait pu tout bonnement l’abandonner sans crainte sur le siège de la
mobylette ? Est-ce un attribut fantaisiste qui corse leurs ébats amoureux
ou l’aurait-elle emporté comme moyen de défense ? En quel cas, sans doute
a-t-elle perçu les intentions muettes que Charlotte nourrit à son égard !
Charlotte repère de la défiance sur la bouche de la jeune fille. Il apparait
également que cette dernière ne s’évertue plus à cacher sa liaison avec son
patron, comme si tout cela coulait de source. Charlotte est agacée par cette
petite putain qui a aujourd’hui la prétention d’occuper cette chambre comme une
terre conquise. Croit-elle être la seule amante de Frédéric Maréchal ?
« Il
est pas dans sa voiture… », marmonne Yéléna, pensive. Ce n’est pourtant pas
le genre de Frédéric de se lever tôt matin pour une balade à pied ou en vélo.
« Il a pas dormi dans son lit, où est Monsieur Frédéric ?»,
s’inquiète la jeune Serbe en jetant un oeil soupçonneux sur les draps frais,
tendus et immaculés.
« Exact ! …
Il a couché avec moi !», lui balance Charlotte, tout de go. Elle était
juste en train de se demander quel serait l’effet produit si elle lui lançait à
brûle-pourpoint que le corps chéri de son Fred refroidit à présent sur le
carrelage de la cuisine.
Yéléna
accuse le coup d’une mine incrédule. Les fesses calées sur la tablette de
fenêtre, elle se croise les bras avec un air mi-figue mi-raisin.
« Comique, tu es très comique ! », fait-elle, tout simplement. Son sourire est forcé tandis
qu’elle tourne la tête pour contempler évasivement la route et les fleurs à
l’entrée du jardin. De toute évidence, elle ne sait trop quoi ajouter à cette
pinte d’humour noir que vient de lui assener Charlotte. La jalousie inattendue
de cette adolescente doit certes la désemparer. « Très comique ! »,
ne peut-elle s’empêcher de répéter face au mutisme troublant de la gamine.
Qu’est-ce que Cindy lui trouve donc, à cette petite guenon ?, se dit-elle
en lui montrant résolument le dos.
A
son air méprisant, Charlotte a deviné à quoi et à qui songe cette petite
putain, maintenant encadrée par la fenêtre grande ouverte, comme une peinture
d’antan. Assurément, son regard doit à présent balayer le paysage aux
alentours, en quête sans doute de quelque signe de vie de Frédéric.
Heureusement, de cet angle de vue, elle ne peut apercevoir le corps trempé de
Cindy dans la piscine. Charlotte décoche une œillade discrète en direction du
casque, mais la fenêtre grande ouverte semble l’inspirer davantage. Yéléna lui
tourne le dos. Celle-ci se soucie de sa présence comme d’une guigne. Sans s’en
rendre compte, elle lui facilite grandement la tâche.
Tout
ce dont Charlotte se souviendra par la suite, c’est que sa charge a été si brutale
qu’elle a bien failli suivre la jeune femme dans son envol. Cette dernière
chavire, les jambes impuissantes et les bras battant l’air en vain, avant de
disparaître, curieusement sans un cri, pour s’écraser mollement un étage plus
bas sur la plate-bande de l’allée du garage.
« Une
chute en silence est chute sans conséquence ! », aurait pu commenter
Olivia, en empathie avec un sort semblable au sien. Foin d’alexandrins !
Charlotte évacue d’une main cette mouche qui l’importune. De l’autre, elle
s’ancre à l’appui de fenêtre, le souffle coupé, le corps plié au dehors comme
dedans, en quête du moindre mouvement de sa victime.
Sonnée,
celle-ci ne bouge plus, comme on peut s’en douter. Ironie du sort, la jeune
catin a achevé sa chute en plein mitan du massif de rosiers sur lesquels elle
s’était acharnée la semaine précédente avec un entêtement méticuleux.
Quatre
notes tintent inopinément, comme un tocsin d’église à l’étouffée. Son visage a
pâli, le duvet des bras se cabre. Que vient faire Beethoven dans cette
histoire ? Son regard se fige sur le petit sac à dos, négligemment appuyé contre
le casque. L’antenne du portable dépasse d’une poche à l’avant. Charlotte a une
envie irrépressible de répondre.
Sur
l’écran, le numéro d’appel n’est pas affiché. « Allo ? »,
dit-elle stupidement, les dents serrées. « Tiens ? Bonjour, Charlotte…
Tu vas bien ? », répond d’un ton enjoué une femme qu’elle n’identifie
pas sur le champ.
Elle
hésite à couper la communication. De toute manière, il est un peu tard.
« Ou… oui, très b… bien ! », bredouille-t-elle en ne ménageant
pas ses efforts pour deviner qui a bien pu reconnaître aussi rapidement sa
voix. « Parfait ! Peux-tu me passer Yéléna, s’il te
plait ? », poursuit impatiemment son interlocutrice, sans attendre
qu’elle-même sorte le « Et vous ? » rituel. C’est du Marie-Sophie
Dersault tout craché, ça ! Et Charlotte, terrorisée, se rend compte
qu’elle est en train de parler avec la mère de Cindy.
Elle
s’assied au bord du lit. Elle n’en mène pas large. « Yéléna… »,
commence-t-elle, sans savoir comment achever sa phrase, « Yéléna…
travaille… à l’autre bout du jardin… Est-ce que je dois… l’appeler ou bien
est-ce que je peux prendre… votre message ? ». A présent que c’est dit, voilà la
trouble-fête bien ferrée, au loin, à l’autre bout de la ligne. «Yéléna est déjà
à pied d’œuvre ? Tu m’étonnes, ma petite Charlotte…», raille la mère
de Cindy en éclatant d’un rire surfait, « Non… Laissons-la dans d’aussi
bonnes dispositions ! ». Charlotte souffle intérieurement.
Marie-Sophie a mordu à l’hameçon. Cette dernière marque un court silence avant
de reprendre : « … Ce serait gentil d’aller l’avertir que j’arriverai
un peu en avance sur mon programme… disons : vers neuf heures, neuf heures
trente ! D’accord ? … Merci, ma Lolotte ! ». Cette fois,
Charlotte a bien failli s’écrouler, mais ce n’est décidément pas le bon moment.
Marie-Sophie Dersault est encore loin. De surcroît, vu la façon dont cette
dernière l’a interpelée, Charlotte rumine déjà de l’attendre et lui régler sa
petite affaire !
Charlotte
décrète l’état d’urgence. Elle se trouve en bien fâcheuse posture, même si elle
a le sentiment d’avoir bien joué sur ce coup-là. Franchement, elle a été bien
inspirée de répondre à cet appel.
Indécise
encore, elle scrute l’horizon. Un facteur ou un quelconque livreur serait à présent
une véritable catastrophe !
Bras
croisés sur elle-même, le portable éteint dans une paume, Charlotte a le coup
de blues d’un petit matin de solitude. Elle est au bord des larmes. Un intense
besoin de compréhension, de réconfort, de soutien, la serre à la gorge et
l’oppresse.
Un
coup de fil à sa sœur, peut-être ? Mais, en définitive, comment Justine pourra-t-elle l’aider
autrement que par des cris horrifiés lorsqu’elle lui aura tout
expliqué ? Sinon, des amis ou des proches, le tour est vite fait et, de
toute manière, elle ne connait pas leur numéro de mémoire. A vrai dire, lui
passe même l’idée saugrenue de faire appel à la police.
Finalement,
elle opte pour une voie intermédiaire. Son numéro, oui, elle le connait par cœur Elle l’a composé sans hésiter, priant qu’il daigne répondre mais encore fallait-il
que le crédit d’appels de Yéléna soit suffisant. Comment va-t-elle lui demander
de l’aide ?, songe-t-elle en égrenant les tonalités. Osera-t-elle lui
raconter comme d’habitude toute son histoire de A à Z ?
« Bonjour… Laissez-moi un message après le bip sonore
et je vous recontacterai dès mon retour. Merci ! », entend-t-elle,
finalement avec soulagement. Elle vient
de sa dire qu’elle est décidément débile. Avouer à quiconque ce qu’il vient de
lui arriver, c’est assez suicidaire, somme toute.
Charlotte clôture aussitôt l’appel d’un pouce tremblotant. Au
tribunal, cet appel avorté ne pourrait que jouer en sa faveur, n’est-ce
pas ?
Quelque peu déboussolée, Charlotte n’entend plus maintenant que
ce ruissellement d’eau qui, dans la salle de bains d’à côté, n’a cessé un seul
instant. C’est impensable que ce soit le gros Max en pleines ablutions !
Elle entrebâille la porte comme elle ouvrirait une écluse.
Le carrelage n’est plus qu’une mare glissante qui s’insinue aussitôt dans le
couloir. Le chuintement en provenance de la chasse s’est bel et bien amplifié.
La cuvette de la toilette déborde. Pieds nus clapotant dans la flaque,
Charlotte ferme la vanne d’arrivée d’eau. « Il est grand temps que le plombier
revienne de vacances ! » fait-elle d’une voix haute qui réverbère et
la fait tressauter.
Peut-être bien que d’ici là, Marie Sophie Dersault aura déjà mis la maison en vente. En effet, comment faire son deuil d’une telle tragédie sur le lieu même où le crime crapuleux s’est déroulé. Le drame n’est pas évident à digérer. Elle a quand même perdu en une nuit son mari, sa fille, sa femme de ménage et deux de leurs amis !
Peut-être bien que d’ici là, Marie Sophie Dersault aura déjà mis la maison en vente. En effet, comment faire son deuil d’une telle tragédie sur le lieu même où le crime crapuleux s’est déroulé. Le drame n’est pas évident à digérer. Elle a quand même perdu en une nuit son mari, sa fille, sa femme de ménage et deux de leurs amis !
Un coup d’œil ensuite dans la chambre du fond la rassure.
Max n’a pas changé de vêtement, forcément. Son short beige parait plus
grotesque encore et sa liquette souligne un torse bien en viande, si bien que
la poitrine ressemble à celle d’une femme.
Le poussah est toujours attaché en croix aux montants
métalliques. Il devrait se soigner davantage, médite Charlotte, perdre encore
une trentaine de kilos le rendrait peut-être plus sympathique. Son crâne glabre
penché sur le côté, ses joues gourmandes lui confèrent un air proche d’un
bouddha, sauf qu’il est plutôt mal rasé. Mais cela importe peu à présent,
car sans doute ne verra-t-il plus un rasoir de toute éternité !
VENDREDI 27 AOÛT, PRESQUE HUIT HEURES
Charlotte est à bout de forces, son
imagination en fin de course. Max est son dernier obstacle et la voilà dans
l’expectative. Comment va-t-elle s’y prendre avec lui ? Il a beau dormir
profondément sous l’influence du narcotique, elle ne pense pas pouvoir étouffer
ce type aux dimensions d’un ours sous un coussin. Encore faudrait-il l’empêcher
de se débattre car, à son avis, même attaché comme il l’est, elle est certaine
qu’il parviendrait à se dégager d’une simple ruade du bassin si lui venait
l’idée de s’installer sur lui à califourchon.
Bien trop lourd pour lui faire descendre
l’escalier sans lui détacher les pieds, elle ne peut espérer aller le noyer à
l’instar de la petite peste et, vu sous un autre angle, lui planter un couteau
(celui de Frédéric ferait merveille !) en pleine poitrine lui est moins
encore envisageable. Son regard balaie la chambre. Aucun objet assez lourd pour
lui fracasser le crâne ne s’y trouve, ni dans la chambre du psychologue, ni
celle où git Daphné sans doute.
Charlotte peste en son for intérieur. La
destinée du gros porc est entre ses mains et, putain de sort, elle ne sait trop
quoi en faire. Finalement, qui sait si le laisser en vie n’est pas une bonne
solution? Il n’a assisté à rien, comme elle il est victime, n’est-ce pas ?
Ne serait-il pas le meilleur témoin qu’On peut imaginer ?
Son plan tient-il la route ? Il ne lui
reste cependant plus que trois quarts d’heure pour en juger, à moins d’attendre
Marie-Sophie pour lui faire son affaire, à elle aussi ! Charlotte se dit
qu’elle aurait bien besoin d’un petit remontant, « un remontant pour mieux
les descendre », pense-t-elle, toute étonnée par son bon jeu de mots. Il
ne vaut en tous cas pas moins que ceux qu’affectionne son imbécile de
Correcteur.
Dans sa cavalcade sur l’escalier, rater une
marche est la chose la plus stupide qu’elle ait faite de la nuit. Elle poursuit sa descente sur les fesses. Sa
jupe s’est craquée sur le côté et la chair brûlée de ses cuisses la tenaille.
Geignant et pestant, elle constate néanmoins qu’elle ne s’est ni cassé la jambe
ni croqué le dos.
Somme toute, positive Charlotte en se
frottant le coccyx endolori, ses contusions diverses lui seront sans doute
utiles pour justifier sa bonne foi. Elle prétendrait que, dans sa panique, elle
a dégringolé l’escalier en fuyant le meurtrier. Le meurtrier, les
meurtriers ? Ses cheveux dépenaillés, une expression d’horreur figée sur
le visage et sa jupe en lambeaux feront le reste. On plaindrait la petite
Charlotte - déjà si perturbée pour subir en plus l’inconcevable, n’est-ce
pas ? -, On réconforterait la pauvre enfant - dotée d’un lourd karma, d’un
si cruel destin, est-ce donc possible ? - et, comme On ne trouvera aucun
coupable, l’opinion publique la préservera avec empathie des quelques
fouille-merdes qui n’auraient cesse de souligner certaines coïncidences comme
autant de preuves accablantes. Charlotte accentue la déchirure de sa
jupe : ne vient-elle pas d’échapper miraculeusement à un viol, une
tentative d’assassinat ?
Une gorgée de whisky, avalée à même le goulot, la
requinque en cinq-secs et elle s’attarde
à contempler avec commisération la verge du cadavre, devenue insignifiante,
tout en serrant compulsivement entre ses doigts le col de la bouteille. De la
véranda, elle croit apercevoir les formes vagues de Cindy dans la piscine. En
quelque sorte, cela la rassure de les savoir chacun à leur place, épinglés à
son tableau de chasse comme autant de bons vieux souvenirs.
« Finalement, mourir / n’a pas l’air
difficile ! », soliloque-t-elle en rêvassant à l’entrée du jardin.
« Et, en définitive … », poursuit-elle, remontée à bloc et en verve
comme si un public ridicule allait l’applaudir. Mais une énième goulée d’alcool
excuse certes ce monologue de comptoir et, par ailleurs, aussitôt perdue dans
une méditation déjà plus éthylique qu’éthérée, elle n’achèvera pas
l’alexandrin. Ses pieds nus la mènent en titubant à l’avant de la maison. Si tout
va bien, se dit Charlotte, le corps défenestré de la Serbe se retrouve disloqué
dans le massif de rosiers devant la porte d’entrée. En fait, rien ne va comme
elle le voudrait. Rien n’a jamais été comme elle l’avait voulu ! Sa sœur
Justine est-elle la sœur à laquelle elle s’attendait ? Non. Cindy fut-elle
la meilleure amie qui soit ? Non. Un psychologue lui a-t-il été d’une
quelconque utilité ? Non plus.
La porte du garage est relevée.
Il y a de quoi dessaouler sur le champ ! Combien de
personnes il lui faudra faire taire pour ne pas tomber dans le collimateur des
juges ?
Médusée, Charlotte s’approche, les bras ballants et sa
bouteille de whisky quasi vide dans la main droite. A ses pieds, là où la jeune
femme aurait dû se trouver, plusieurs petites taches sombres n’ont pas encore
pénétré la terre desséchée. Charlotte jette autour d’elle un regard
circonspect, en quête d’autres traces de sang sur le sol. Il n’y en a pas.
Cette salope de Yéléna peut à présent se trouver n’importe où, en train de
l’épier de l’intérieur du garage, par exemple, ou de comploter derrière une
haie, un buisson, un arbre. La mobylette tout comme les deux voitures n’ont pas
bougé d’un pouce et, après sa chute, Yéléna n’aurait tout de même pas été
stupide au point d’aller chercher du secours à pied.
Sous son œil inquiet, les alentours restent étrangement
paisibles, immobiles. Le scénario le plus vraisemblable est que cette imbécile
soit rentrée dans la maison par le garage. Charlotte jure intérieurement :
si, d’aventure, elle est montée délivrer Max, le prochain quart d’heure
deviendra proprement catastrophique. Pourtant, à ce stade, Yéléna n’est encore
au courant de rien de ce qu’il s’est passé dans cette maison. Elle n’a aucune
raison pour se rendre directement au premier étage.
Sur la défensive, Charlotte prend la bouteille par le col et
la brandit comme une arme. Un fond de whisky coule au long de son avant-bras.
La matraque est dérisoire mais Yéléna, sonnée et blessée sans aucun doute, ne
serait pas une adversaire bien redoutable.
Charlotte doit réfléchir, à vive allure qui plus est. Si
elle s’était retrouvée dans la situation de Yéléna, comment aurait-elle
réagi ? De toute évidence, elle aurait enfourché la mobylette sans
hésiter. Elle serait déjà en train de foncer jusqu’à la bicoque la plus proche
afin de les prier d’appeler la police au plus vite.
Pourquoi Yéléna a-t-elle réagi tout autrement ?
« … parce que, après sa chute, elle est dans
l’impossibilité d’utiliser sa mob’, espèce d’idiote ! », aurait
raillé Cindy pour éluder la question. Justine serait aussitôt entrée dans le
débat : « Vous n’y êtes pas ! » aurait-elle martelé, puis
sur un ton plus raisonnable, « Dites-vous bien que, à cet instant, la
jeune fille n’a encore vu aucun cadavre ! Elle ne peut donc imaginer avoir
affaire à une tueuse en série (l’expression fait sourire Charlotte)… ». De
fait, les clés n’ont pas quitté le guidon et, question essence, la bonniche est
du genre à toujours en surveiller le niveau.
Il y a une autre explication, sans doute. « C’est
sûr ! », reprend cette petite voix de mauvaise augure, « Tu lui
as laissé grandement le temps de réfléchir et de se reprendre, ma
Lolotte… ». Je la croyais incapable de ça…, pense Charlotte, prise de
court. Justine l’agace, une fois de plus, une fois de trop. Pourquoi sa sœur
aînée aurait-elle toujours raison ?
La vérité est que la garce a dû tant bien que mal remonter
au rez-de-chaussée par le garage, jamais fermé à clé du reste. Elle tombe nez à
nez avec le corps de son patron dans la cuisine. Elle s’affole. « Ce n’est
donc pas Charlotte qui m’a poussée dans le dos ! », doit se dire
Yéléna avec empathie. « Et s’il c’est quelqu’un d’autre, celui-là est
certainement en train de lui régler son compte, s’il ne l’a pas déjà achevée ! ».
Sans doute que la jeune Serbe panique, épouvantée de ne pouvoir rien faire
d’autre que d’appeler au secours. Mais il n’y a plus aucun téléphone qui
fonctionne dans cette maison ! Jamais elle n’osera récupérer son portable
au premier étage, bien entendu.
Quoi qu’il en soit, Charlotte s’accroupit et longe à pas
feutrés le muret de la véranda. Cette fille n’allait pas lui tenir tête bien
longtemps.
A vrai dire, Charlotte ne s’y attendait pas : elle la repère
subitement sur les sièges avant de la voiture du psy’,son amant et patron. Bien
sûr, Yéléna aurait été bête de ne pas boucler les portières de l’intérieur. Sa
figure ensanglantée fiche la frousse mais, en fait de terreur, c’était plutôt
elle qui roule maintenant des yeux exorbités. Charlotte lève le bras droit,
prolongé de la bouteille vide de whisky.
L’impact sur le pare-brise dessine une mosaïque aux couleurs
d’écaille sur toute la largeur et la bouteille se brise net en son milieu. Le
second coup, lui, ne provoque guère d’autre effet que des hurlements stridents
dans l’habitacle.
Par la vitre, côté conducteur, Charlotte observe avec pitié
l’insecte désarticulé qui n’en mène pas large. Couchée sur le flanc, Yéléna se
soulève péniblement sur un coude. L’autre bas est replié et inerte contre sa
poitrine. Sa jambe gauche s’incline bizarrement tandis que l’autre genou se
relève, en guise d’appui. De l’avis de Charlotte, le diagnostic est évident :
quelques côtes brisées, une jambe et un bras niqués, et sans doute une légère fracture
du crâne. Elle ressent une vague pitié pour la souffrance que la jeune femme
endure. Simultanément, sans trop y croire, Charlotte essaie d’ouvrir la porte
arrière. L’idiote n’en a pas enclenché la sécurité.