vendredi 22 février 2013

06 ELLE L'AURAIT PARIE



VENDREDI 27 AOÛT, TROIS HEURES

Elle l’aurait parié, en dévalant l’escalier. De fait, l’aveugle est debout derrière le bar, côté cuisine. Elle boit tranquillement un verre de ce qui ressemble bien à du lait. La porte du réfrigérateur est béante, à quelques centimètres du nez de Cindy, ligotée et allongée sur le sol. Si celle-ci se réveille, Charlotte n’aura pas d’alternative. D’un regard circulaire, la voilà qui cherche quelque chose qui ferait office de masse.
« Le lait est pratiquement la seule chose qui apaise un peu mon ulcère... », dit Daphné en l’entendant surgir à toute allure, « Toi aussi, tu es insomniaque, ma petite Charlotte ? ».
Cette dernière n’a pourtant pas encore prononcé le moindre mot. Comment l’aveugle peut-elle reconnaître son pas alors qu’elles se connaissent depuis quelques heures à peine ?

« Comme vous, j’ai une petite soif... », rétorque Charlotte du ton le plus badin qui soit, tout en se campant devant le réfrigérateur sous prétexte d’y chercher une boisson. Elle n’ose pousser du pied le corps endormi de Cindy.
Daphné suit à l’oreille le déplacement qu’elle vient d’effectuer en douce. Sa robe de chambre est échancrée et Charlotte s’attarde sur les deux magnifiques seins marbrés qui en émergent. Cette femme est décidément trop belle pour être honnête.
« Tu n’as pas l’air très bien dans ta peau, ma petite Charlotte. Dis-moi : quelle bêtise as-tu faite ? », susurre Daphné en lui prenant le poignet comme un étau, avec une précision à mettre en doute sa cécité. Du coup, le carton de jus d’orange a failli lui tomber des mains. Charlotte le rattrape de justesse mais quelques gouttes giclent et éclaboussent le visage de Cindy. Elle prie en son for intérieur que ça ne ranime pas la petite peste.

Charlotte n’a plus le temps de tergiverser. Elle n’a d’autre choix que de s’accrocher avec autorité au bras de l’aveugle pour l’entraîner bras-dessus bras-dessous vers la salle de séjour. « Daphné, vous êtes gentille de vous soucier de moi... », murmure-t-elle sur un ton de confidence, « Mais je ne vois pas trop comment vous pourriez m’aider. Par contre, moi, je peux vous raccompagner à votre chambre, voulez-vous ? ». Daphné émet un gloussement de plaisir en opinant du menton. Les lunettes noires ovales lui vont à ravir et rehaussent sa pâleur fragile et ses cheveux de paille. Charlotte monte l’escalier au rythme de sa compagne, sans la lâcher d’un pouce. Elle se demande si, en d’autres circonstances, elle aurait aimé avoir davantage de complicité avec elle.
« Tu es bien courageuse, Charlotte... », murmure encore celle-ci en s’arrêtant à quelques marches du palier. Par rapport à quoi dit-on cela si l’on n’est pas au courant de l’aventure ? Daphné y aurait-elle donc participé, ne serait-ce que de loin ? Un instant, la jeune fille imagine pousser l’aveugle dans l’escalier, qui sait si elle ne se romprait pas le cou ?

Ainsi arrivent-elles, cahin caha, à bon port. Daphné reprend, inexorable : « Tu te demandes sans doute pourquoi je te dis cela, n’est-ce pas ? ». La tension est à la limite du supportable mais Charlotte se contente de souffler que « oui, elle aimerait qu’on lui explique ça ! ». Qu’elle aille donc se recoucher, bon sang !
Daphné lui effleure la poitrine du dos de la main. « Je devine ce que tu as subi, tout ce que tu en as dit et même ce que tu as préféré taire... ». Il est impossible que cette femme ait pu lire son tapuscrit confidentiel ! A moins que ce soit ce salaud de psy’ qui le lui ait dévoilé à voix haute ! Au pire, ferait-elle partie de leur collusion à son égard ? La caresse agace Charlotte au plus haut degré. Tout commence à l’énerver chez cette bonne femme !
« Vois-tu, Charlotte... », poursuit l’aveugle - et le verbe « voir »  laisse Charlotte dans l’expectative -  « Les voyants se contentent de l’image qu’ils ont devant eux mais négligent trop souvent les vibrations qui en émanent... ». 

Apparemment, Daphné est partie pour un long soliloque de philosophe de bazar et, de même, ses doigts pour une bien longue promenade. Charlotte, sur la défensive, se raidit. La femme semble attribuer cela à une timidité bien juvénile : « Dis-moi, Charlotte, serais-tu prude ? » ajoute-t-elle en la gratifiant d’une pichenette à hauteur du nombril.
Cette gouine va-t-elle me lâcher ?, peste Charlotte intérieurement. « Laissez-moi, je vous en prie… D’ailleurs, je ne suis ni gentille, ni courageuse, ni rien de ce que vous pensez ! », glapit-elle finalement. Daphné glousse comme si Charlotte venait d’émettre une ineptie.

« Bonne nuit, Daphné ! », fait-elle vivement en se reculant d’un pas. Elle est à deux doigts de l’insulter. « Dors bien, mon ange... », murmure l’aveugle, sans faire l’économie de lui envoyer un baiser du bout des lèvres. Charlotte demeure un long moment indécise devant la porte qui vient de se refermer. Elle s’essuie fébrilement la bouche. Le pire, c’est qu’elle ne peut nier que cette bonne femme l’attire étrangement.

Elle est plus ou moins certaine que l’aveugle se rendormira rapidement. Aussi, l’oreille plaquée contre le battant, elle attend quelques minutes pour vérifier son hypothèse. Tout est redevenu silencieux. En bas, Cindy est sans doute toujours en train de cuver sa cuite. Les deux hommes sont inopérants et rien ne se profilera jusqu’à 7 heures, heure d’arrivée de la bonniche. D’ici là, …
De fait, Daphné sommeille paisiblement, allongée sur le ventre, les bras repliés au-dessus de la tête et les jambes occupant toute la largeur du lit. Sa peau diaphane, et d’autant plus ses cheveux pâles, lui confèrent un petit air de princesse endormie. Charlotte contemple avec admiration l’arc duveté du creux des reins et envie les fesses rondes, pleines et presque juteuses de la femme. Franchement, il lui est impossible d’imaginer que ces merveilleux pâtons de chair ferme soient écrasés sous la bedaine goulue du poussif ou pétris par les doigts avides de Frédéric Maréchal.

Daphné n’aura dorénavant plus à subir de tels outrages ! Charlotte avise le coussin tombé à terre. Il l’inspire grandement. Elle se remémore comment Cindy parvient à l’immobiliser lors de leurs luttes perverses. Aussitôt souvenu, aussitôt fait : grimper sur le lit, chevaucher les hanches de l’adversaire, lui immobiliser les jambes en rivant ses chevilles à l’arrière des genoux.
Dans un semi-réveil, entre le coussin où elle pique du nez et celui qui lui coiffe énergiquement l’occiput, Daphné semble se rendre compte qu’elle manque singulièrement d’air. Elle ne comprend pas de prime abord pourquoi sa poitrine et ses jambes sont ainsi plaquées contre le matelas mais la chaleur animale qui pèse sur son dos doit nécessairement avoir l’odeur de Charlotte.  Elle doit penser que le jeu de la gamine, si toutefois il s’agit d’un jeu, n’est pas vraiment drôle. Son pouls devient saccadé, irrationnel et, en définitive, les moulinets peu efficaces de ses avant-bras semblent bien dérisoires pour rappeler une dernière fois que les blagues les plus courtes sont indubitablement les meilleures.

L’aveugle va bientôt imploser, c’est sûr. Charlotte, le cœur en chamade, ne desserre pas son étreinte. Sous elle, après quelques soubresauts d’agonie,  le corps devient subitement mou et inerte. « C’est donc si facile de mourir ! », s’étonne la jeune fille, à bout de souffle elle aussi. Se rendre compte qu’elle y a contribué en grande partie la laisse de marbre. D’ailleurs, l’expérience – quoique concluante – ne lui apporte rien de plus ni rien de moins qu’auparavant. Coupable au non, Daphné inspirait ce genre de chose, disons qu’elle était là au mauvais moment, au mauvais endroit. Il fallait bien que Charlotte se fasse la main sur quelqu’un, n’est-ce pas ?
Elle éperonne une dernière fois sa monture de la pointe osseuse de ses genoux. Bien vu, bien entendu, elle n’en reçoit plus le moindre écho.

Les cris d’appel de Cindy au rez-de-chaussée en font office. La garce a réussi à se mettre debout en s’adossant contre le réfrigérateur pour s’assurer un vague équilibre. Son corps nu pue l'impudence et son regard soulagé quand elle voit Charlotte débouler au bas de l’escalier donne à cette dernière des envies assassines.
« Charlotte, qu’est-ce qui s’est passé ? Vite ! Détache-moi, vite ! », couine la blondasse en sale position. Charlotte la toise avec un plaisir non dissimulé. « Qui, miroir, miroir, qui de nous deux est la plus belle ? », se moque-t-elle, à l’instar de ce qu’elle a subi depuis des mois. Cindy fait une grimace de désarroi. Elle ne connait que trop bien pareille sentence. Est-elle en train de la regretter amèrement ? En tous cas, ses joues sont un brasier ardent et ses lèvres se craquèlent comme du blanc d’œuf séché. Elle essaye de se rassurer tant bien que mal : « Allez, Charlotte, si c’est une blague de ta part, ce n’est pas amusant... Délie-moi, s’il te plait... ». Mais Charlotte préfère réitérer sa question sans sourciller. Sa froideur et son regard sombre n’augurent rien de bon. « Toi... t-toi, Charlotte... c’est t-toi… la plus b-belle », bégaye rageusement la fille en sautillant de quelques pas dans sa direction, « Voilà, tu es satisfaite ? Tu me libères, à présent ? ».

Là, sa bouche s’arrondit de stupéfaction. Imaginez : Cindy vient d’apercevoir le corps nu de son père, couché et ligoté contre le comptoir. Quoi comprendre ? Elle jette un regard terrifié du côté de celle qu’elle prend de moins en moins pour une amie.
« Charlotte ! », beugle-t-elle en se dévissant le cou pour ne pas la perdre de son champ de vision, « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». Comment peut-On poser des questions aussi candides que celle-là ? Charlotte est écoeurée par autant d’innocence. Elle va lui répondre à la mesure de sa naïveté. Aussi sa chaussure se lance-t-elle en avant et atteint violemment la cuisse de la blondasse. Celle-ci s’effondre comme un château de sable, tandis que le pied dérape sur la hanche et s’écrase sur les côtes. Sous le coup, Cindy en perd le souffle, d’autant plus que ses épaules, tirées dans le dos, lui font atrocement mal comme si les omoplates venaient de se désarticuler. Recroquevillée sur le flanc droit, la blondinette ramène les genoux vers le menton et une grimace indique que sa douleur est vive. Le moindre mot ou le moindre mouvement, a-t-elle l’air de se dire dans un éclair de lucidité, se solderait sans doute par un nouveau tir au but. Mieux vaut rester prudemment immobile, n’est-ce pas ? La blonde se met à pleurer en silence. Jusqu’où ira cette farce imbécile ? se lamente-t-elle, presque à voix haute.
C’est avec délectation que Charlotte contemple ses deux esclaves en silence. Cindy chiale entre deux hoquets tandis que Frédéric Maréchal est toujours aussi pitoyable : il n’est même pas au courant de son nouveau statut.

Vautrée dans un fauteuil, les cuisses relevées sur l’accoudoir et les baskets ballants dans le vide, Charlotte s’éponge le front et la gorge avec un essuie de cuisine. A ce stade-ci du jeu, ne vaut-il pas mieux détacher Cindy en prétextant par exemple un coup de folie ou l’état second dans lequel l’alcool l’a plongée ? Frédéric Marechal serait-il suffisamment psychologue pour la comprendre et l’amender ? Est-ce que ça les ferait encore sourire, si elle leur racontait combien attacher Max à son lit comme une pièce de boucherie n’avait pas été une sinécure ? Et comment pourra-t-On prouver que Daphné est morte naturellement dans son sommeil ?

Charlotte sait à présent qu’elle vient de franchir le point de non-retour. Elle imagine à quel point Frédéric Maréchal, une fois rhabillé, sera furieux d’avoir été ridicule avec, en arrière-plan, Cindy en train de geindre tout en se massant la cuisse et le flanc. Max, pendant ce temps, agiterait son crâne chauve en hurlant qu’On en savait trop à présent, qu’elle l’avait reconnu et qu’elle ne pourrait que le dénoncer si le moindre de ses orteils franchissait le seuil de cette maison. Et Daphné, si elle avait été là encore, lui aurait caressé la joue en murmurant une pédanterie du genre : « Quel gâchis ! Cette fille était pourtant si jolie et si… passionnante ! ».

Frédéric et Cindy la traîneraient alors de force, direction la piscine. Contre deux bons nageurs, elle ne pourrait se défendre. On lui calerait les mains dans le dos et Cindy prendrait un malin plaisir à lui maintenir la tête sous l’eau.

Jolie perspective, en vérité ! Oppressée, Charlotte étouffe et cherche à quoi se raccrocher. Mais elle ne trouve pas grand-chose autour d’elle. Aussi, d’une ruade sur le côté, elle se relève d’un bond maladroit : sa jambe heurte un coin de la table basse. La douleur sous le genou éclate en même temps que la peau.
La vue de son propre sang déchaîne aussitôt sa rancoeur. De rage contre elle-même, elle balance un coup de pied sur la tête du psychologue. Cindy hurle tandis qu’il émerge de sa torpeur, toussant à grand bruit car la semelle de la chaussure a défoncé sa glotte.
On perd souffle à chaque raclement de gorge, On se tortille comme un poisson hors de l’eau et, les yeux hallucinés, On se force à saliver pour éteindre l’incendie qui lui envahit le larynx. Au-dessus de lui, le spectacle d’ordinaire ravissant de deux longues jambes nues qui se rejoignent dans une culotte blanche, coincée entre les fesses et légèrement pendouillante à l’avant, ne lui inspire apparemment aucune autre pensée que celle d’avoir reconnu, avec ou sans satisfaction, cette cinglée de Charlotte.

Dans un premier temps, il adopte le même discours que celui de sa fille : questionner avidement la jeune fille sur ce qu’il est en train de se passer et lui ordonner de le délivrer illico. Sa voix est pâteuse, ses esprits pas encore retrouvés. De toute évidence, il n’a pas saisi que la mine dédaigneuse de la jeune fille est annonciatrice des pires calamités.
Sa fille Cindy, nue et entravée tout comme lui, est couchée en chien de fusil sur la moquette, à deux pas à peine, mais Frédéric Maréchal est bien loin de concevoir l’inimaginable. Il a rivé son regard à celui, plus fuyant, de Charlotte et se remet à vociférer : « Qui nous a mis dans ce pétrin ? Qui ?... Vite, Charlotte, si ce salaud rôde encore dans la maison, détache-moi, détache-moi vite... ».
Quoi ? On se permet de donner des ordres avec arrogance, on est totalement inconscient de la condition à laquelle On est réduit. Pour Charlotte, cela devient grotesque. Une fois pour toutes, il faut qu’On se rende compte de la situation.

La mine exaspérée et menaçante, celle qui se révèle subitement tortionnaire s’approche du corps allongé en boitillant. Il lui suffit d’allonger la jambe vers le sexe flasque de l’homme pour le faire disparaitre sous la crêpe de sa chaussure. Presser le talon sur les deux prunes velues est savoureux en diable. Charlotte se rend compte que, d’une seule détente des muscles de sa cuisse, elle serait bien capable de l’émasculer à tout jamais. A vrai dire, entendre l’homme hurler de douleur et d’effroi chante délicieusement à ses oreilles, tout comme épier les yeux qui se voilent la ravit au plus haut point. Elle se ravise néanmoins. Il n’est pas encore temps de le faire tomber définitivement dans les pommes.

Cindy assiste à la scène avec des yeux catastrophés. Elle ne comprend rien à l’attitude de Charlotte et doit se poser mille questions. Présume-t-elle que le pire est encore à venir ? En tous cas, la garce, à force de se tortiller, vient de réussir à dégager ses chevilles du slip de bain qui l’entravait. La voilà certainement dans l’expectative de l’apparition providentielle de Max ou de Daphné ! Se doute-t-elle que ces deux-là ne sont guère mieux lotis qu’elle-même et son père ? Son regard est toutefois éloquent. Qui sait ce que sa petite cervelle d’idiote concocte ? Elle n’imaginait tout de même pas se relever pour s’emparer du couteau qui traine sur le meuble, n’est-ce pas ? Mais Charlotte ne se fera pas rouler une fois de plus ! Elle contrôle parfaitement la situation et cela lui importe peu qu’On ait les jambes libres ou non. Cindy, avec ses airs de vierge effarouchée, ne parait de toute façon plus en mesure de la contrecarrer.

« Lève-toi ! », claironne-t-elle avec jubilation. Cindy se ramasse sur les genoux et parvient à se mettre debout sans perdre l’équilibre. « Je dois pisser, Charlotte ! Je te jure…», supplie la gourgandine en se trainant, direction vestibule. La ficelle est trop grosse et Charlotte n’est pas dupe.  On le connait, le coup des filous qui séparent leur route pour diviser les poursuivants ! Cindy imagine sans doute qu’elle dénichera aux toilettes une paire de ciseaux ou un couteau de jardinage et, en pareille circonstance, sans doute bénirait-elle volontiers Yéléna de ne pas être la reine du rangement. Espère-t-elle que, pendant ce temps, son père va tenter une quelconque diversion ? Charlotte sourit en aparté car elle sait que, avec leurs mains attachées dans le dos, la probabilité d’être leurrée par leur stratagème est décidément très mince.

Et - pas de chance pour la blonde -, Charlotte l’accompagnera jusqu’au bout de l’effroi. D’ailleurs, elle lui tenaille le bras d’une poigne inéluctable, lui ouvre sans aménité la porte des toilettes et la pousse brusquement à l’intérieur. Cindy tombe, plus qu’elle ne s’assied, sur la cuvette, le nez levé vers sa matonne qui reste postée devant elle, pieds écartés et bras croisés. Pour le coup, ce n’est pas qu’un bluff : la blondasse doit sans doute se surprendre elle-même à uriner si longuement. Le répit ne sera que de courte durée car, déjà, Charlotte l’a obligée à se relever, à pivoter sur elle-même. A vrai dire, elle ne peut qu’obtempérer aux injonctions. Le cœur palpitant, elle n’a même pas le temps de deviner ce qu’on manigance derrière son dos. Cela ne tarde guère : Charlotte vient de l’empoigner à pleins cheveux et lui a planté un doigt hargneux entre les fesses. Cindy s’arque en hurlant. Ses jambes plient sous elle, ses genoux se cognent au sol. Elle se retrouve avec le visage maintenu de force dans la cuvette, les rotules douloureuses et les sphincters en flammes. Charlotte presse la commande de la chasse d’eau. La cuvette s’emplit à vive allure et se vide dans un premier temps en un débit soutenu mais l’eau remonte aussitôt et ne baisse pas tout de suite de niveau. Il suffit de si peu pour que son visage y plonge tout entier. « Charlotte, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que tu fiches, Charlotte ? », meugle-t-elle sans plus contenir sa rage. « …Oh !... L’évacuation semble bouchée ! », soliloque Charlotte comme si elle établissait un devis pour d’éventuelles réparations.

VENDREDI 27 AOÛT, QUATRE HEURES

La panique ankylose Cindy et la rend complètement inefficace. De surcroît, sous la poussée de Charlotte, habitée aujourd’hui d’une force singulière, ses épaules s’affaissent, ses genoux sont rivés au sol et ses mollets s’écrasés sur ses propres cuisses. Enfin, ses poignets attachés dans le dos réduisent doigts comme ongles à une totale impuissance. Elle se rend à l’évidence : la parole restera sa seule arme défensive. « Putain, Charlotte ! », s’essaye-t-elle d’un ton qui se veut assuré, « Cesse immédiatement ton petit numéro d’horreur, s’il te plait… Détache-moi les mains, là, tout de suite, veux-tu ! » et, comme Charlotte accuse un bref moment d’indécision, elle se risque à ajouter avec une fermeté peu convaincante, et d’ailleurs peu convaincue : « Charlotte, je t’ordonne de me délivrer, tu m’entends ? ».

Le coup en retour est inéluctable car c’est d’une poigne d’acier que Charlotte pousse à nouveau sa tête dans la cuvette. La blonde se met à beugler d’une voix qui résonne étrangement dans la forme incurvée de la faïence. Il ne fallait pas que cette gamine lui donne des ordres une fois de plus ! Charlotte actionne la manette de la chasse d’eau. La sérénité avec laquelle elle assure sa prise sur la nuque de sa victime contraste singulièrement avec les soubresauts désordonnés et les borborygmes étouffés de celle-ci.
Cindy rue et parvient à se rejeter en arrière, à redresser la tête. Sa bouche dégouline, elle tousse, éructe, pompe de toute urgence un bol d’un air vicié par une forte odeur d’eau de javel. Elle vomit un chapelet de jurons en hoquetant, ce qui, de l’avis de Charlotte, semble bien ordurier pour une jeune fille d’une aussi parfaite beauté. En l’occurrence, cette garce n’est pas bien jolie à voir en ce moment.

D’ailleurs, sa sœur aînée le lui avait bien dit : « Je ne te comprends pas, Charlotte ! Pourquoi tu suis cette fille comme un toutou ? ». De fait, sans l’avoir jamais admis, Charlotte n’a toujours ramassé que les restes. A Cindy le clinquant, à Charlotte la pacotille. De fait, rétrospectivement, Mademoiselle Toutou n’est qu’une « faire-valoir », merci Justine ! La petite voix dans sa tête l’a requinquée. Voilà Charlotte remontée à bloc. Le petit chien retrousse les babines, montre les crocs. Il approche la gueule du visage apeuré de sa maîtresse, comme s’il hésitait entre la mordre ou la lécher.

« Ecoute-moi bien, mon chou ! », grogne Charlotte en insistant sur le « mon chou » coutumier, « Je ne pense pas que tu es en mesure de me donner des ordres !... Alors, écoute-moi attentivement car je ne te le demanderai pas une seconde fois !... (Cindy a les yeux exorbités mais reste aux aguets, sans plus aucune expectative) Voilà. Comme ça. Oui. C’est bien... J’exige simplement de toi que tu t’excuses, Cindy ! ».

La blondinette n’a pas l’air de comprendre ce qu’on lui veut. Des excuses ? Mais de quoi, Mon Dieu ? semble-t--elle se torturer. Pourquoi une telle violence, pour quelle raison un tel délire ? Que s’est-il passé pendant qu’elle cuvait son vin ? Que lui ont donc fait Max, Frédéric, ou les deux peut-être ? Qu’est-ce qui a bien pu la déboussoler à ce point ? Charlotte décode son regard à livre ouvert. Le pire, c’est que Cindy ne se rend même pas compte combien elle est garce !
Elle a beau cesser de respirer sous la trombe d’eau, ce n’est pas une  excuse pour éviter de répondre, n’est-ce pas ? Et la voilà à deux doigts de défaillir. Si Charlotte veut réellement obtenir quelque excuse, elle doit toutefois se rendre à l’évidence qu’il est peut-être temps de mettre la pédale douce.

« Oui ! Oui ! », hoquète la donzelle lorsque l’eau baisse enfin de niveau, « Je reconnais… je n’ai pas toujours été… été très correcte avec toi…  Charlotte, je t’en prie… Tu me connais, non ? Je te jure que je ne pense pas… pas toujours ce que je dis ! ».
Charlotte la contemple sans pitié. « Continue... », insiste-t-elle lourdement. A vrai dire, comment se satisfaire des platitudes qu’elle vient d’ouïr ?  De plus, à présent, cette grue empeste sacrément l’urine. « D’accord, c’était ridicule... je… je le reconnais… », gémit la blondasse, « Mais je trouvais ça marrant, pas… bien méchant, sans plus, … je t’assure, je te le jure ! ».
« Marrant... », relève pensivement Charlotte en lâchant prise. Cindy agite ses mèches trempées et se tord le cou pour retrouver le regard de celle qui est devenue son ennemie. Le blanc des yeux, bordé de rouge, la terrifie. Elle croit toutefois avoir réussi à y semer le doute.
Charlotte adore l’entendre implorer avec ce petit ton grêle et cassé. Une question la démange néanmoins. « D’accord… Marrant ! Admettons… Mais parlons plutôt de mon aventure du mois dernier, veux-tu ? », gronde-t-elle en lui pinçant une oreille. « Quoi : ton enlèvement ? Qu’est-ce que tu veux que j’en dise… ? Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ! », s’énerve Cindy, lassée de ce sale petit jeu qui s’éternise, «… Que je te répète une fois de plus combien je suis désolée qu’une telle chose te soit arrivée ? Que je te dise encore et encore que nous aurions dû être séquestrées ensembles ? ».
Tout cela tourne un peu trop carré au goût de Charlotte, mais, en même temps, elle ne sait plus trop bien comment reprendre son inquisition. Par contre, Cindy met à profit cette nouvelle hésitation pour rapprocher leurs visages et lui proposer une trêve : « Allez, mon chou... Un bisou et on n’en parle plus ? D’accord ? » tente-t-elle impunément.
Charlotte a la nausée rien qu’à l’idée d’accepter un baiser de ces lèvres ruisselantes de mensonges, d’urine et d’eau de javel.
« Malheureusement pour toi, mon chou, ce ne sont pas les bonnes réponses à mes questions... », grince-t-elle en replongeant illico la tête de Cindy dans la cuvette, « La question exacte est : y crois-tu seulement, toi, à mon enlèvement, oui ou non ? ».  . Et tandis que, impassible, elle actionne une fois de plus la chasse d’eau : « Dis-moi, mon chou : est-ce que tu étais dans le coup, oui ou non ? »
Cindy a les yeux énucléés et la langue pendante quand elle réémerge pour la troisième fois. Ses poumons sont sur le point d’éclater. Peut-elle seulement concevoir de mourir en se noyant aussi sottement dans une cuvette de cabinet ?
Charlotte se dit quant à elle que Max et Frédéric l’ont bien dressée, cette petite rosse. La blondasse a d’ailleurs bien failli l’embobiner, avec son numéro de pseudo compassion. Elle n’est cependant pas dupe. Cindy n’est pas le genre de personnage à rester dans l’ombre. Même sur les photos de classe, il fallait qu’on ne vît qu’elle, au premier rang, dans toute sa blondeur et son sale corps de rêve !
Charlotte les imagine comme dans un film, tous penchés sur la photo de groupe, le doigt de Cindy butinant les visages tour à tour. Elle n’a bien entendu pas été avare en commentaires hautains et supérieurs. Aucun ne serait bien sûr épargné.
« Et celle-là, la brunasse à ta gauche, elle a l’air un peu dingotte, non ? Qui est-ce ? », aurait immanquablement questionné Max en plaquant son gros doigt boudiné sur Charlotte, un peu en retrait derrière Cindy. Frédéric aurait eu un rire gras. « La petite Charlotte ? », raille-t-il avec un ton paternaliste, « Elle est en effet un peu folle aux entournures… », et il ne manquera pas de surenchérir, cette fois d’une voix salace : « Par contre, je peux personnellement t’assurer que Justine, sa sœur aînée, a un sacré tempérament ! ». Rétrospectivement, leurs sourires entendus font trembler le menton de Charlotte.

« Tu-es-u-ne-sale-hypo-crite ! », martèle-t-elle en la tirant par les cheveux pour la forcer à se remettre debout. Elle l’entraine vers la salle de séjour sans aménité. Cindy est obligée d’avancer le dos plié sous la poigne qui la conduit par la chevelure. Ses mèches détrempées l’aveuglent et elle n’a que la plante de ses pieds nus comme repère : le contact ouaté de la moquette, la fraîcheur carrelée de la véranda et, plus tard, le chatouillis du gazon.

Frédéric Marechal n’est pas en reste. Il s’est mis à vociférer, d’abord le nom de sa fille comme s’il voulait lui exprimer son soutien, puis celui de Charlotte, du ton le plus autoritaire qu’il peut, mais sans autre effet que de déterminer davantage la jeune fille.
Charlotte, en effet, accélère la cadence, tirant toujours Cindy par  les cheveux sans que celle-ci puisse contrecarrer leur avancée inéluctable en direction de la piscine. Paniquée, la blondinette tente de ralentir leur course en se laissant choir sur le sol.
Charlotte a failli basculer sous elle. En jurant aux cent mille diables, elle lui assène des coups de poings furieux sur le crâne. Cindy, mi-inconsciente, devine qu’on la tire par les pieds. Elle ne sent plus la douleur quand sa tête rebondit sur la pierre bleue au bord de la piscine. On la pousse dans l’eau et elle a beau gigoter comme une carpe dans un filet, la poigne qui la maintient sous l’eau est inexorable. Un feu d’artifice lui éclabousse l’esprit et s’impose bientôt comme un funeste point final. Mais, pour elle, cela n’a déjà plus aucune espèce d’importance.

Charlotte dégouline de la tête aux pieds. Sa gorge est irritée car, dans la lutte, elle a bu la tasse à deux reprises. Ses godasses sont plombées, ses chaussettes sont imbibées, les élastiques de sa culotte irritent sa chair. Assise en tailleuse sur la pelouse, elle reprend son souffle en maugréant. Elle se maudit d’avoir plongé toute vêtue dans l’eau. Elle n’a plus qu’à se débarrasser de ce qui l’alourdit. Sa blouse et sa jupe n’auront qu’à sécher sur elle.
Elle tourne le dos à la piscine. Cela ne l’intéresse pas vraiment de savoir si le corps flotte ou s’il a coulé vers le fond.
La fraîcheur de l’herbe caresse ses cuisses trempées et réveille ses sens. Son sexe humide la met en émoi, mais guère dans le sens qu’on croit.

Les cheveux en pluie sur une face d’illuminée, Charlotte réapparait dans le collimateur de Frédéric Maréchal qui n’a sans doute pas cessé de se trémousser pour se libérer de ses liens.
Les cris étouffés de sa fille l’ont certainement alarmé mais dans l’état où le voilà réduit, était-il en mesure de lui porter secours ? Sa tête est lourde et ses gestes, mous. On a dû lui administrer une fameuse dose de barbituriques, ou quelque chose d’approchant, a-t-il l’air de comprendre. Par contre, il ne peut sans doute pas encore imaginer l’inconcevable !  D’autant plus que l’innocence qui se dégage de la petite Charlotte lui confère davantage un air de farfadette qu’une tête de criminelle, n’est-ce pas ? Aussi, le psychologue ne lui pose aucune question à propos de Cindy et elle n’a d’ailleurs aucun commentaire à lui fournir. Il n’empêche que le regard sauvage qu’elle lui décoche en traversant la pièce est de bien mauvaise augure. La voilà qui s’acharne sur la clenche de porte de son bureau. Que veut-elle ? Que cherche-t-elle ?, rumine-t-il à voix basse tandis que la farfadette revient vers lui, la pupille en furie.
Envoûté par ces yeux où se coltinent le pire et le meilleur, Frédéric Maréchal ne tente même pas d’esquiver le coup de pied qui l’atteint en pleine figure. « Il ne l’a pas vu venir, celui-là, hein ? ». Sous le choc, il bascule illico dans l’irréel. Cette violence qui jaillit à flots d’une gamine, il serait bien en mal aujourd’hui de l’interpréter.

 (à suivre)







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